La numérisation intégrale de la société

Ceci sous le masque du Covid

Qu’en est-il de nos libertés ?

Contre le Covid, le gouvernement a préféré tout miser sur la vaccination et le traçage numérique. Pour le bonheur des tenants des industriels de l’e-santé, de l’intelligence artificielle et de la big data.

Un bon lapsus, parfois, résume une politique. C’est le 25 février 2021, en conférence de presse, qu’Emmanuel Macron a évoqué pour la première fois l’idée d’un passe sanitaire, et il a eu cette formule étrange : « Les gens s’enregistrent, avec un code, de la manière la plus simple et la plus numérique qui soit. » Dans la « start-up nation », c’est l’évidence. Qu’on parle d’écologie, d’éducation ou d’une pandémie, le numérique est toujours la réponse. Mais il faut se demander quelle est la question. La question est-elle celle-ci : comment limiter la mortalité et les effets les plus graves de la pandémie de Covid-19 ? Ou serait-ce plutôt : comment la France peut-elle utiliser la pandémie pour conforter son leadership technologique et économique sur la scène internationale ? En d’autres termes, la politique « sanitaire » du gouvernement (français, mais aussi israélien, chinois, etc.) est-elle une politique de santé publique ou une politique industrielle sur le front stratégique des big data et de l’intelligence artificielle ?

 

En matière de santé publique, dix-huit mois après le premier confinement, certaines mesures évidentes de protection et de prévention n’ont pas été prises. Contrairement au passe sanitaire et à l’usage systématique de vaccins en cours d’expérimentation, elles feraient pourtant largement consensus. Ainsi, concernant le besoin critique de moyens hospitaliers, 160 000 lits d’hôpitaux de soins de longue durée ont été fermés entre 1990 et 2017, quand le « Ségur de la santé » signé en juillet dernier projette d’en ouvrir seulement 4 000. De même, alors qu’on a très tôt établi le constat que les malades chroniques sont parmi les principales victimes du Covid, à savoir les personnes atteintes de maladies cardiovasculaires, d’obésité, de diabète, d’hypertension, de maladies respiratoires chroniques et de cancer, aucune mesure d’ampleur comme la limitation des fast-foods, la limitation des phtalates [1], l’élimination des perturbateurs endocriniens ou l’interdiction des pesticides n’a été prise. Concernant la prévention des zoonoses, sources d’explosions épidémiques, alors même que le ministère de la Transition écologique met explicitement en avant le rôle de l’élevage industriel dans l’apparition des épidémies, les installations gigantesques se multiplient dans toute la France, facilitées par la loi Asap (« Accélération et simplification de l’action publique », nommée en référence à l’expression [« As soon as possible »|« Aussi vite que possible », en français]).

Un monde fondé sur les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives

En deux mots, il n’y a pas eu de « monde d’après » — ou plutôt, nous sommes dans l’autre « monde d’après » : celui qui était en germe dans le monde d’avant. Ce monde-là repose sur ce qui est présenté depuis plus de vingt ans comme la clé de la compétitivité économique, résumé par le sigle « NBIC » : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Face à une pandémie, il se déploie sous la forme d’une politique sanitaire exclusivement fondée sur la vaccination et le traçage numérique. Dans des domaines qui pourraient nuire aux intérêts de l’agro-industrie, la chimie, la grande distribution, ou qui nécessitent des investissements dans des moyens humains, comme l’hôpital, aucun bouleversement à l’horizon. Il semble inimaginable de modifier les lois et les réglementations au nom de la santé publique.

En revanche, les mesures sanitaires NBIC, elles, justifient de mettre à bas toute une tradition de libéralisme politique et de soumettre la population à un degré de coercition hier impensable : présentation obligatoire d’un code QR à l’entrée de certains lieux publics, fermeture administrative pour les commerçants se refusant à trier leurs clients, licenciements d’agents publics non vaccinés

Si l’on peut douter que le passe sanitaire protège la santé des plus fragiles, on ne peut pas douter qu’il s’inscrit, « de la manière la plus simple et la plus numérique qui soit », dans une politique industrielle. Ses enjeux ont été clairement explicités dans le rapport Villani de 2018 sur l’intelligence artificielle : face à la concurrence des géants internationaux, il faut créer « une politique économique articulée autour de la donnée ». Le rôle de l’État est ici « la mise en place de moyens de collecte de données de qualité » afin de susciter la création de start-up et l’émergence de géants dans ce domaine. Tout particulièrement dans le secteur prioritaire de la santé. Ainsi, « l’un des rôles de la puissance publique à l’heure de l’IA [intelligence artificielle] est d’orchestrer le “monitoring” de l’ensemble du système sanitaire, c’est-à-dire d’identifier les données susceptibles d’être utilisées et d’organiser les modalités concrètes de leur collecte et de leur exploitation à des fins de santé. »

Avant même l’entrée en scène du Covid-19, l’Agence européenne de santé avait lancé un appel d’offres pour développer une e-carte de vaccination destinée à limiter les risques pandémiques en Europe ; le marché a été remporté au printemps 2020 par un consortium de quatre entreprises françaises, piloté par le groupe de santé numérique Jouve. En juillet 2020, le « Ségur de la santé » a consacré d’un côté 8,2 milliards d’euros à l’augmentation des salaires du personnel soignant, mais il a investi en même temps 2 milliards pour informatiser les données médicales et organiser leur « partage ».

 

« Le Covid-19 n’a donné qu’un avant-goût des multiples cas d’usage possibles » des technologies numériques

Autre exemple : l’État est actionnaire de l’entreprise Doctolib, qu’il a chargée de la prise de rendez-vous pour la vaccination contre le Covid. Grâce à ce gigantesque marché intérieur ouvert par la contrainte vaccinale, l’entreprise a pu recueillir, sans qu’elles en soient informées, les données de santé de la patientèle de tous les professionnels de santé inscrits sur la plateforme (ce qui a valu à Doctolib de se voir décerner en juin dernier, en Allemagne, un « Big Brother Award »). Elle peut désormais les monétiser [2] et se livrer à toutes sortes d’expériences lucratives en matière de e-santé, ce qui pourrait lui permettre de dominer un marché estimé à entre 16 et 22 milliards d’euros [3].

Si « nous sommes en guerre », comme l’a affirmé Emmanuel Macron, n’est-ce pas parce que la guerre est la continuation de la politique industrielle par d’autres moyens ? Dès le mois d’avril 2020, l’Institut Montaigne, principal groupe de réflexion du néolibéralisme à la française, s’est intéressé aux moyens déployés par les pays d’Asie orientale — Chine, Corée du Sud, Taïwan, Singapour — pour limiter la contagion, et tout particulièrement aux dispositifs de contrôle numérique : passe sanitaire (lancés en Chine et à Singapour dès mars 2020), applis de contact tracing, géolocalisation et usage des compteurs communicants pour contrôler les quarantaines, caméras à reconnaissance faciale pour surveiller les interactions dans l’espace public, etc. En juin dernier, un saisissant rapport de la Délégation sénatoriale à la prospective plaidait pour l’usage systématique de ces mêmes technologies en cas de crise. Il dénonçait la « sensibilité de la population à la collecte et au croisement de données par les autorités », qualifiée d’attachement à des « “principes” qui apparaissent aujourd’hui coûteux et mal placés ». « Les perspectives ouvertes par le recours aux technologies numériques sont immenses, écrivaient les sénateurs, et la crise du Covid-19 n’a donné qu’un avant-goût des multiples cas d’usage possibles. […] Il serait irresponsable de ne pas se saisir de telles possibilités. » Au fil du rapport, l’objectif transparaît clairement : avancer sur « les chantiers généraux, de plus longue haleine, qu’il faut continuer à mener avec détermination, en gagnant la confiance des citoyens : le numérique en santé, l’identité numérique, l’État-plateforme ».

Pour résumer, l’état d’urgence sanitaire permet à l’État de remplir ses deux fonctions historiques essentielles : le maintien de l’ordre et le pilotage de la croissance économique. La protection de la santé publique ne s’y rattache que par accident, si et seulement si elle satisfait également ces deux premières conditions. La protection des libertés, elle, est le produit d’un rapport de forces. Nous devons aujourd’hui lutter pour nos libertés, ne serait-ce que pour défendre des pratiques de santé qui ne soient pas assujetties à la croissance économique, mais qui, au contraire, la combattent — car nous les savons, à terme, malheureusement incompatibles.

Notes

[1]      Les phtalates sont utilisés dans la fabrication de certains produits de consommation notamment dans les produits utilisant des matières plastiques comme le PVC. « Les principaux effets des phtalates rapportés dans les études expérimentales réalisées auprès de différentes espèces animales sont de l’atrophie testiculaire, une atteinte hépatique, une baisse de la fertilité, une diminution du poids fœtal, une augmentation de la masse des reins, une activité anti-androgénique ainsi que des effets tératogènes (à des doses très élevées) », rappelle l’Institut de santé publique du Québec.

[2]      La vente de données personnelles de santé est interdite si elles peuvent être directement ou indirectement liées à l’identité des patients. « Or, Doctolib est assis sur une montagne de données que l’entreprise pourrait en théorie monnayer au plus offrant, tant que la fameuse ligne rouge de l’identification des patients n’est pas franchie », explique Francetvinfo.

[3]     Selon le rapport e-santé « Augmentons la dose ! » de l’Institut Montaigne.

 

Celia Izoard – Journal en ligne Reporterre

Celia Izoard, journaliste et membre de la revue Z, a fait des études de philosophie et traduit des ouvrages critiques de la technologie moderne, dont 1984, de George Orwell (janvier 2021). Elle est aussi chroniqueuse pour Reporterre.