La folie des grandeurs

L’appétence de EDF pour des réacteurs nucléaires de plus en plus puissants fait-elle apparaître de nouveaux risques de sûreté ?

  1. La course à la puissance

On connaît bien les caractéristiques d’exception, certains disent d’excellence, de la France en matière de production d’électricité d’origine nucléaire : 70% environ de la production totale d’électricité, premier de loin en production par habitant. Bref, une exception mondiale. On connaît moins une autre particularité française : la course à la puissance dans les paliers successifs des réacteurs électronucléaires d’EDF dans notre pays.

Les réacteurs actuellement en fonctionnement sont de la filière à uranium faiblement enrichi (3 à 5% d’uranium 235), refroidis et modérés à l’eau sous pression (REP : Réacteur à eau sous pression), construits à partir des années 1970 sous licence Westinghouse (PWR : Pressurized water reactor), totalement appliquée pour la première série des 32 réacteurs de 900 MW de puissance électrique nette, appliquée en partie pour les 20 réacteurs de 1300 MW, puis de conception « française » pour les 4 réacteurs de 1450 MW (du palier N4). Enfin, l’EPR, initialement franco-allemand (Areva-Siemens : « European pressurized reactor »), puis français seulement (Areva puis EDF : « Evolutionary power reactor »), de la même filière REP que les précédents, conçu comme combinant les propriétés du N4 français et du Konvoi allemand de 1300 MW et doté de renforcements notables en termes de sûreté mais d’une complexité extrême.

On aurait pu penser que la combinaison (difficile) d’un 1450 MW et d’un 1300 MW conduirait à un nouveau modèle de réacteur de la filière REP et prétendu d’une puissance intermédiaire. Il n’en fut rien et un nouveau bond fut décidé et la puissance de l’EPR fixée à 1650 MW. Il semble même qu’il y ait eu en 2007 un projet d’EPR de 1800 MW, rapidement abandonné.

Coût du MW installé des différents paliers de la filière REP (en euros 2010)

L’argument essentiel de ces augmentations successives de la puissance des réacteurs fut régulièrement l’avantage économique de « l’effet de taille ». En réalité, il n’en fut rien.

Il semble bien que cette course à la puissance ne soit pas fondée sur une analyse économique précise mais bien plutôt sur la volonté d’apparaître comme le champion international du développement de l’électronucléaire.

Remarque

Cette « course à la puissance » pour les réacteurs REP avait connu un précédent spectaculaire pour la filière des surgénérateurs (combustible au plutonium, refroidissement au sodium liquide) quand, après la mise en service du réacteur expérimental Rapsodie (1967-1983, 24 MW de puissance thermique) et du prototype Phénix (1973-2010, 250 MW), la question s’est posée de la puissance du prochain réacteur. Si une puissance de 600 MW semblait plus logique et sûre à nombre d’ingénieurs, la décision d’EDF et du CEA, dès 1971, d’une puissance de 1200 MW pour le surgénérateur Superphénix fut essentiellement prise pour des considérations de compétition internationale. On connaît la suite : après bien des déboires, techniques comme réglementaires, Superphénix fut arrêté définitivement en 1998.

  1. Aux Etats-Unis

A fin 2018, 96 réacteurs nucléaires pour la production d’électricité fonctionnaient aux Etats-Unis : 64 PWR (65 GW) et 32 BWR (33 GW).

Les BWR (Boiling water reactor) ont tous été fournis par General Electric (GE). Leurs puissances s’échelonnent de 600 MW à 1250 MW. Aucun n’atteint 1300 MW.

Les PWR sont très majoritairement fournis par Westinghouse (WH, 47 réacteurs), suivi par Combustion Engineering (CE, 11 réacteurs) et Babcock & Wilcox (B&W, 6 réacteurs). Les puissances de ces réacteurs s’échelonnent de 500 MW à 1300 MW. Seuls 3 réacteurs dépassent (de peu) 1300 MW, Palo-Verde 1, 2, 3, fournis par Combustion Engineering.

Ainsi, Westinghouse, fournisseur dominant pour les PWR, y compris à l’export, n’a pas dépassé les 1300 MW pour ses modèles.

Enfin, lorsque Westinghouse a conçu un réacteur PWR de troisième génération, il a proposé le modèle AP1000 d’une puissance de 1150 MW, à comparer aux 1650 MW de l’EPR français.

Est-ce que ce sont seulement des considérations économiques qui ont dicté ce choix, ou bien l’augmentation des puissances poserait-elle des questions de sûreté ?

Remarque

On note la même « prudence » du côté du développement de la production d’électricité nucléaire en Chine. Alors que ce pays a acheté et construit (avec EDF) deux réacteurs EPR identiques à ceux toujours en construction en France et en Finlande et qui ont démarré respectivement en 2018 et 2019, la Chine a choisi pour son développement propre d’un réacteur de troisième génération, le modèle Hualong 1 (ou HPR-1000) d’une puissance électrique nette de 1090 MW. Le premier exemplaire de cette nouvelle filière, Fuqing-5, a divergé en octobre 2020.

  1. Et si cette augmentation de puissance apportait des risques nouveaux ?

Nous n’avons pas les moyens de répondre à cette question mais présentons ici seulement l’expression de doutes et d’interrogations de la part des organismes chargés de la sûreté nucléaire en France, exprimés par des déclarations publiques ou des réponses à des questions des journalistes.

3.1 A propos des projets de réacteur EPR NM (Nouveau modèle) ou EPR 2 d’EDF

Dans l’Annexe 1 à l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) relatif au dossier d’options de sûreté présent par EDF pour le projet de réacteur EPR nouveau modèle (EPR NM) et à son évolution de configuration EPR2, on lit :

« 1. Puissance du réacteur

La puissance thermique nominale du projet de réacteur EPR NM est de 4850 MW (de puissance thermique), soit environ 1750 MW (de puissance électrique). Compte tenu de l’augmentation de puissance par rapport au réacteur EPR de Flamanville, certaines évolutions doivent être apportées à la conception. C’est en particulier le cas des gros composants, comme les générateurs de vapeur dont le volume doit être augmenté.

Le retour d’expérience du réacteur EPR de Flamanville montre les difficultés liées à la conception et à la fabrication des gros composants des circuits primaire et secondaires principaux. L’augmentation de la taille de ces composants nécessiterait le développement de nouveaux procédés de fabrication, dont la maîtrise n’est à ce jour pas démontrée.

Par ailleurs, l’ASN considère que certaines des modifications de la conception nécessaires à l’augmentation de la puissance du cœur du réacteur sont de nature à réduire les marges de sûreté. L’ASN n’est donc pas favorable à une telle augmentation de puissance».

L’augmentation de puissance de 1650 MW pour l’EPR à 1750 MW pour l’EPR NM ou l’EPR 2 était décidée par EDF dans l’espoir de réduire le coût d’investissement par MW.

L’avis de l’ASN sera respecté par EDF et la puissance du projet EPR 2 ramenée à 1650 MW.

3.2 Déclarations de l’ASN

Plusieurs publications ont fait état d’une déclaration du président de l’ASN, Bernard Doroszczuk, lors d’une audition au Sénat ou à l’OPECST :

« En Chine, un certain nombre d’anomalies ont été relevées sur la distribution de la puissance dans le cœur » (des deux réacteurs EPR de Taishan qui ont démarré en 2019 et 2020).

Cette phrase assez sibylline est complétée par des citations de l’ASN dans un article d’Hervé Liffan du Canard enchaîné du 30 juin 2021 :

– « La puissance est un peu plus importante au centre du cœur que ce qui était prévu » et,

– « Le problème est surtout que les outils (informatiques et mathématiques) utilisés pour calculer la distribution de puissance se sont révélés pas tout à fait adaptés ».

Ces outils et méthodes de calcul sont ceux de la filiale d’EDF, Framatome, et sont certainement les mêmes pour tous les EPR, les deux réacteurs de Taïshan étant jusqu’ici les seuls sur lesquels ces « défaillances » ont pu être constatées puisque ni celui de Finlande, ni celui de France, n’ont encore démarré (et encore moins ceux d’Hinkley Point au Royaume-Uni).

Très vraisemblablement, ces outils sont les mêmes, au moins dans leur principe, que ceux qui ont été utilisés pour calculer le fonctionnement des réacteurs des filières précédentes, pour lesquelles un tel phénomène n’a pas été constaté.

Y aurait-il une limite à l’application de ces outils, en termes de puissance et de taille, au réacteur EPR ?

3.3 Etranges vibrations

Dès 2018, la compagnie d’électricité TVO et l’Autorité de sûreté STUK, en Finlande, ont signalé l’existence de vibrations sur la ligne d’expansion du pressuriseur (LEP), partie du circuit primaire, lors de tests sur le réacteur EPR d’Olkiluoto en construction.

Le dessin des quelques EPR en service ou en construction étant le même, ce défaut doit se retrouver sur les deux réacteurs de Taishan en Chine (mais on n’a aucune information à ce sujet), ainsi que sur celui de Flamanville en France et celui en construction à Hinkley point en Angleterre.

En mars 2021, un avis de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) prononçait en Annexe 1 la recommandation suivante :

« L’IRSN recommande que Framatome identifie les origines des vibrations élevées de la ligne d’expansion du pressuriseur observées sur différents réacteurs EPR et présente, à un stade précoce de la conception les évolutions nécessaires sur les futurs réacteurs EPR2 pour pallier cette problématique de vibrations. »

Comme cela est bien dit… Cette phrase reconnaît de fait que le problème ne se limite pas à l’hypothétique EPR2 mais concerne également les EPR en construction, ce qui, jusque là, n’avait pas été signalé par les organismes de sûreté français.

Dans son article sur le sujet du 17 juillet 2021, Thierry Gadault, après avoir exposé le problème, livre des réponses à ses questions :

– d’une source interne à EDF : « Si une rupture intervenait sur la jambe d’expansion du pressuriseur, il y aurait forcément des rejets radioactifs importants à l’extérieur, pour éviter que l’enceinte ne monte en pression ».

– de l’IRSN :

– « Des vibrations excessives peuvent occasionner des dommages par fatigue ».

– « Framatome doit identifier les origines des vibrations élevées et revenir à une situation comparable à celle du parc en exploitation. Une nouvelle conception de la LEP ne doit pas être exclue, quand bien même cela devrait mettre en cause la conception du génie civil ».

– « Celles (les vibrations) relevées sur l’EPR sont vraisemblablement dues à des interactions fluide-structure. Il s’agit de phénomènes complexes qui font toujours l’objet de recherches ».

– « En fonction de l’origine des vibrations, il est possible que la disposition des gros composants du circuit primaire ou la conception de certains éléments doivent être revues (par exemple des longueurs ou l’agencement de tuyauteries et de leur supportage) ».

Il est clair que le dessin du réacteur EPR2 doit être revu. Qu’en sera-t-il pour l’EPR de Flamanville ? On attend la réponse…

Ici encore, dans la mesure où ce problème n’existe pas sur les réacteurs actuellement en fonctionnement et jusqu’à ceux de 1450 MW, ne faut-il pas à nouveau s’interroger sur la taille et la puissance de l’EPR ?

3.4 Des gaines fragiles…

Dévoilée par la chaîne de télévision américaine CNN le 8 juin 2021 [15] et confirmée par EDF le 14 juin, l’information d’une « augmentation de la concentration de certains gaz rares dans le circuit primaire du réacteur EPR n°1 de la centrale de Taishan en Chine » a surpris la communauté électronucléaire.

Il était par la suite expliqué que cette « fuite » viendrait du fait qu’un certain nombre de crayons de combustibles seraient endommagés.

Comme l’expliquait le Journal de l’énergie, un phénomène comparable qui ne serait pas nouveau, a été constaté lors de l’arrêt du réacteur n°2 de la centrale de Chooz en France (puissance électrique nette de 1450 MW : palier N4) et communiqué par EDF à l’ASN en juillet 2021 :

« EDF estimait le 7 juillet 2021 qu’à ce stade des investigations, aucune cause unique n’apparaît à l’origine de la corrosion accélérée (des gaines) qui trouve plutôt son explication dans une combinaison de plusieurs facteurs défavorables… Mais l’alliage M5 dont sont faites les gaines semble être l’élément déclencheur. »

Et :

« EDF avance d’autres causes pour expliquer la dégradation des gaines de combustible. La température est plus élevée en haut du cœur nucléaire dans les réacteurs les plus puissants, ceux de 1450 MW, que dans les réacteurs moins puissants, ceux de 1300 MW. »

  1. Les SMR à la rescousse ?

Une étrange mode, soutenue bruyamment par des personnages aussi riches et influents que Bill Gates et non sans arrières-pensées financières, a envahi le monde en quelques années et atteint des niveaux extravagants depuis quelque temps : le SMR , « Small Modular Reactor », « Petit Réacteur Modulaire » en français.

Même l’orgueilleux Etat français et sa puissante industrie électronucléaire, EDF et consorts, se convertissent à cette nouvelle croyance. Small serait-il devenu beautiful ?

Ce n’est pas l’objet d’analyser ici le sérieux de cette étonnante tendance.

Ce qui nous intéresse est le fait que cet engouement pour les petits réacteurs, modulaires ou non, s’accompagne de déclarations très sérieuses, bien que prudentes, des organismes de sûreté, sur le fait que les petits réacteurs sont plus sûrs que les gros en termes de conséquences en cas d’accident, ce qui paraît logique. Et du coup, selon certains observateurs, ils pourraient être, par exemple un remplacement tout trouvé aux EPR manifestement trop gros, trop dangereux et trop chers. Le SMR sonnerait-il le glas de l’accident industriel EPR ?

Même si le développement des SMR n’apparaît pas vraiment crédible pour de nombreuses raisons, la mention seule de leur avantage, au moins en théorie, en termes de sûreté, conforte d’une certaine façon la thèse présentée dans cette note.

Bernard Laponche préside l’association Global Chance.

https://journaldelenergie.com/nucleaire/folie-grandeurs/