L’écologie dans le potage

Pourquoi viser un tableau de Van Gogh ?

Le vendredi 14 octobre 2022, deux militantes du groupe Just Stop Oil ont effectué une action activiste remarquée, en aspergeant de soupe à la tomate Heinz le célèbre tableau « Tournesols » de Vincent Van Gogh, qui était exposé à la National Gallery à Londres. Dans le contexte britannique, cette action s’inscrit dans une tradition de happenings activistes en contexte muséal, qu’il s’agisse de dénoncer politiquement les liens entre musées et régimes autoritaires (par le biais de donations de compagnies pétrolières) ou, récemment, de montrer que l’art sera mis en danger par le réchauffement climatique.

Quelques jours plutôt, le 5 octobre 2022, un touriste états-unien quinquagénaire, fâché de ne pas pouvoir obtenir d’audience avec le pape François, avait volontairement détruit deux bustes du musée Chiaramonti au Vatican – une destruction authentique d’œuvres d’art cette fois, sans que cette anecdote ne devienne un événement médiatique et ne déclenche de torrents d’indignation. La simple demande de déboulonnage de certaines statues avait pourtant provoqué beaucoup plus de fureur dans l’espace public.

De premières questions peuvent alors être posées, sobrement : pourquoi sommes-nous moins choquées lorsque des œuvres sont vraiment détruites, et plus choquées lorsque la dégradation d’œuvres est fausse ou mise en scène ? Pourquoi sommes-nous plus choquées lorsque ce sont deux jeunes femmes qui s’en prennent à l’art, et moins interpellés lorsque c’est un vieil homme blanc ? Pourquoi sommes-nous moins choqués par un caprice brutal et idiot que par une action visant à sensibiliser à la cause climatique ?

Mais revenons à l’action des militantes de Just Stop Oil. Tout d’abord, ce courant d’activisme muséal n’est pas nouveau en Grande-Bretagne, et s’inscrit plus largement dans une culture du happening, parfois à la limite du punk, qui permet à l’activisme d’être rendu visible et audible. En outre, ce courant reprend par ailleurs les codes de certains mouvements artistiques qui, eux-mêmes, s’installaient dans une contre-culture de la dénonciation. Mais voilà, en France, cette action a déclenché un torrent de haine dans les médias et sur les réseaux sociaux – y compris de la part de personnalités engagées pour la cause climatique, comme François Gémenne ou Hugo Clément.

Cette indignation est particulièrement éclairante, dans la mesure où elle dessine, au sein même des acteurs de l’écologie politique et militante, une frontière entre une écologie radicale, désireuse d’utiliser tous les moyens à se disposition pour se faire entendre, et une écologie « classique » (ou « embourgeoisée », si on voulait aller plus loin), qui estime que l’activisme doit s’adapter à la société pour produire des messages capables d’atteindre le grand public (y compris lorsque ce même grand public est à la fois sensible à la cause, mais rétif aux changements nécessaires pour y répondre).

Au-delà de ce contexte, des opinions et des réactions à chaud, un rapide petit exercice d’analyse de discours peut peut-être permettre d’isoler les différents narratifs/discours/récits qui s’entrechoquent dans cet épisode médiatique, et qui s’entrechoquent souvent avec fracas. Alors que le scientifique de la NASA Peter Kalmus reprend le slogan selon lequel « there is no art on a dead planet (il n’y a pas d’art sur une planète morte) », d’autres exigent des activistes qu’ils rentrent dans des codes plus policés (tout comme le font également les partis conservateurs).

De quoi parle-t-on au juste ? Quels sont les grands ensembles discursifs qui s’entrechoquent ? Voici ce qu’on peut en dire, avant d’approfondir :

  • Cette action militante interpelle d’abord notre vision patrimonialisée des œuvres d’art, dans sa version « classiciste », souvent très éloignée de l’action de la création elle-même ou des désirs et ambitions des artistes, comme le rappellent les travaux de Gerard Corsane.
  • Ces représentations percutent de plein fouet celles que nous avons de l’activisme ou du militantisme (au sens large, y compris écologiste), avec des répertoires d’actions, des imaginaires sur ce que doit être une lutte, et une dimension historique et sociale.
  • Les représentations, souvent basées sur des impressions hésitantes plutôt que sur des faits, concernant ce qu’attendrait le grand public pour être sensibilisé à la cause climatique ; le plus souvent, il existe une doxa qui voudrait que l’écologie ne saurait être radicale pour convaincre, notamment concernant le changement climatique, alors que plusieurs travaux scientifiques montrent pourtant l’inverse.

Commençons par notre représentation de l’art. Il convient ici de noter que les discours à propos de l’art recouvrent plusieurs dimensions, que nous avons l’habitude de confondre : il existe en effet de réelles différences entre nos représentations de l’art classique, de la création artistique, des artistes, de l’art muséographié ou patrimonialisé, de certaines œuvres ou encore de la culture. Si, par exemple, ces mêmes militantes avaient jeté de la soupe à la tomate sur des œuvres d’art contemporain dans un squat berlinois, il y a fort à parier que leur action n’aurait pas eu le même éclat. Or on touche ici à notre propension à considérer l’art, ou du moins certaines œuvres d’art, comme sacré (en tout cas lorsque certaines œuvres entrent au panthéon du patrimoine culturel commun), ce qui fait écho aux travaux de Bernard Lahire.

Cette représentation est bien souvent déconnectée à la fois de l’aspect profondément spéculatif du marché de l’art (les Tournesols de Van Gogh sont estimées à une somme astronomique), et de la réalité de la vie des artistes, souvent morts dans le dénuement (c’est le cas de Van Gogh), et dont le combat aura souvent été de précisément produire des créations artistiques qui avaient pour objet de s’opposer à des stéréotypes dominant sur l’art – pour reprendre les travaux de Pierre Grégory et Jean-Pierre Daviet. A partir du moment où une œuvre entre dans un canon, elle est d’une certaine manière subtilisée à son auteur, au mépris de ses intentions, et se retrouve aspirée par une logique capitaliste d’embourgeoisement. Bien évidemment, les musées permettent au grand public d’apprécier des œuvres, et on peut les apprécier sans adhérer à la logique que je viens de décrire, cela va sans dire ; il n’empêche que c’est bien cette logique qui est à l’œuvre ici, y compris en contexte muséal et patrimonial, et y compris lorsque le grand public est convié à participer à la diffusion des œuvres d’art.

Venons-en au militantisme, et notamment au militantisme radical. Tout d’abord, la définition de la radicalité change en fonction des sujets et des époques ; on se souvient par exemple de l’extrême violence avec laquelle les premières actions des Femen avaient été perçue dans le grand public et dans les médias, comme le rappelle Christine Bard, ou encore des controverses autour des happening d’Extinction Rebellion, comme le montre Deepa Shah. De ce point de vue, James D. Patterson II et Myria Watkins Allen remarquent que l’activisme écologique se retrouve finalement face aux mêmes types de discussions. En d’autres termes, l’espace public s’attend à certains répertoires d’actions et s’y habitue parfois, ce qui pousse les collectifs militants à inventer de nouvelles incarnations.

Lorsque Greenpeace s’introduit dans des centrales nucléaires par exemple, c’est pour provoquer une sensibilisation par rapport aux failles sécuritaires de ces installations, et donc stimuler l’imaginaire du danger du nucléaire pour rallier certaines franges du grand public à leur cause. Est-ce radical pour autant ? Qu’est-ce qui est radical, à partir du moment où une écrasante majorité des organisations militantes plaide pour la non violence, et que seuls des biens matériels se retrouvent non pas détruits, mais simplement temporairement altérés ? On est en droit de se poser cette question, lorsqu’on se souvient de réactions médiatiques totalement démesurées concernant l’action d’Attac qui n’avait fait que tagger les vitrines de la Samaritaine, pour protester contre les investissements de Bernard Arnault.

Dans un cas donc, écrire à la peinture sur des vitrines peut être considéré comme trop radical – difficile de ne pas y voir une offuscation embourgeoisée concernant quelque chose qui peut être tout simplement nettoyé et rendu « présentable au public » quelques heures plus tard. Si peindre une vitrine est radical, alors jeter de la soupe à la tomate sur une vitre qui protège un tableau l’est probablement tout autant. Il est d’ailleurs symboliquement interrogeant de voir que ce sont à chaque fois des vitres, donc des dispositifs qui séparent deux mondes ou deux espaces, qui provoquent autant d’indignation lorsqu’elles sont au centre des actions. Des chercheurs bien plus avisés que moi y verraient sans doute une symbolique particulièrement intéressante.

Dans le cas qui a secoué l’opinion publique, et qui aurait probablement amusé Vincent Van Gogh, beaucoup de réactions ont souligné le fait qu’il n’y avait aucun rapport entre l’art et le changement climatique, et que s’attaquer au premier n’allait rien faire bouger pour le second. C’est, à mon avis, se tromper de cadre d’analyse, pour plusieurs raisons :

  • D’abord, il ne s’agit pas ici d’art, mais d’une œuvre exposée dans un musée britannique (musées britanniques dont le financement repose souvent sur des investissements d’entreprises climaticides, détail qui n’échappe jamais aux activistes et qui ne devrait pas nous échapper non plus) ;
  • Ensuite, on peut effectivement se dire qu’il y a une interpellation sur la vacuité de nos sociétés humaines, et sur le fait que nous continuons nos vies comme si de rien n’était, en fonçant droit dans le mur : dans ce cas de figure, mettre en scène une dégradation d’une partie du patrimoine humain met effectivement en exergue le fait que sans s’attaquer frontalement à l’inaction climatique, tout cela disparaîtra ;
  • Pour finir, malgré ce lien, il me semble que le rapport entre l’œuvre de Van Gogh et le changement climatique n’a aucun intérêt. Pour aller plus loin, je dirais même que cette absurdité devrait nous interpeller, précisément parce que l’inaction climatique est profondément absurde et nous met face à des décisions politiques chaque jour de plus en plus grotesques et infiniment plus violentes que de la soupe à la tomate sur une vitre.

Quoiqu’il en soit, les deux militantes ont réussi à faire parler de leur action, à interpeller, à interroger et à indigner – donc à polariser le débat public et à provoquer du débat, ce qui est, fort heureusement, l’une des forces de l’espace démocratique.

Le 11 octobre 2022, c’était l’économiste Julia Steinberger, membre du GIEC, qui était arrêtée lors d’une action pour sensibiliser à la cause climatique. Que dire lorsque les scientifiques se retrouvent à bout de souffle et ne savent plus comment faire pour sensibiliser l’opinion publique, les médias et la classe politique ? Que faire quand les rapports et les chiffres ne suffisent plus ? Que faire, mis à part produire encore et encore plus de rapports et de beaux graphiques qui finiront dans les tiroirs des ministères, noyés par le brouhaha général et couverts par les ricanements d’une industrie climaticide qui souhaite juste accélérer la hausse des profits à tirer de tout cela, avant que le système ne se grippe ?

Il y a autre chose qu’il ne faut pas non plus oublier, et sur lequel je ne suis pas nécessairement revenu : les deux militantes de Just Stop Oil étaient des femmes. A mon humble avis, étant donné la manière dont l’activisme féminin et le féminisme sont traités dans l’espace médiatique, le torrent d’insultes auquel nous avons pu assister suite à leur action a probablement un petit quelque chose à voir avec cette situation. Si Greta Thunberg a été autant ciblée au moment de ses prises de parole en France par exemple, ce n’était jamais en raison de son combat face au climat, mais pour ses caractéristiques féminines, ce qui a été largement documenté par la recherche. Il y a donc fort à parier pour que cette dimension soit également présente dans l’affaire des Tournesols, et que les réactions auraient été différentes s’il s’était agi d’hommes – peut-être même que certains auraient loué l’action ou l’auraient excusée, mais je ne peux ici que formuler une simple hypothèse.

En conclusion, on pourrait également avoir une pensée émue pour cette soupe à la tomate produite par Heinz, qui aura été inutilement gâchée sur une vitre, là où elle aurait pu finir dans l’estomac d’une personne qui en aurait eu besoin. On a les indignations qu’on mérite, surtout quand on essaie de se focaliser sur quelque chose qui n’a rien à voir avec l’inaction climatique. Mais ce serait ignorer la portée très artistique de ce geste, qui évoque immédiatement les Campbell’s Soup Cans d’Andy Warhol – et qui montre, une fois de plus, que les actions activistes ne sont jamais éloignées des actions artistiques, comme le rappelle Kirsten Dufour.

Peut-on être engagé pour la cause climatique, et indigné par cette action ? Bien sûr que oui, et il ne s’agit pas ici de dire que chaque personne qui aura été choquée par le jet de soupe est un.e climatosceptique notoire. Si nous ressentons de l’indignation, il est en revanche important de savoir d’où provient cette indignation, d’en comprendre la complexité, et d’en expliquer le fonctionnement. Mais allais-je dire : peu importe la sincérité et la vivacité de cette indignation, elle reste infiniment en décalage avec la portée incroyablement dévastatrice du changement climatique sur tout le vivant. Il s’agit donc de ne pas donner d’importance démesurée à un ressenti, qui ne restera qu’une minuscule manifestation anthropocentrée face à quelque chose qui nous dépasse toutes et tous.

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