Coupe du Monde au Qatar

Le rendez-vous manqué entre Israéliens et Arabes ?

Depuis le 20 novembre, plusieurs vidéos ont fait le tour de la toile, montrant des supporters arabes exprimer leur rejet d’Israël en refusant de parler aux médias israéliens. Tandis que du côté des joueurs, les Marocains ont célébré leur victoire avec le drapeau palestinien. Décryptage.

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Avant de lire l’article, il est conseillé de voir ou revoir cette vidéo qui traite des conditions de vie des travailleurs migrants au Qatar :

 

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Au Qatar, la Coupe du Monde de football est l’occasion pour les nations arabes de se rassembler autour de leur passion commune pour le ballon rond. Au milieu des célébrations, une question historique et transnationale a cependant refait surface : la Palestine. Lors de leur célébration de la victoire face à l’Espagne, les joueurs et supporters marocains ont hissé le drapeau palestinien et leurs supporters ont chanté en l’honneur de la Palestine. En marge des matchs, plusieurs journalistes israéliens se sont vu refuser des interviews, certains ont été légèrement pris à partis, notamment Raz Shechnik, du quotidien Yediot Ahoronoth, qui a été chahuté par des supporters propalestiniens. Dans une vidéo largement partagée sur les réseaux sociaux, le journaliste israélien tente de raisonner ces supporters « nous sommes nouveaux amis, nous avons fait la paix, vous avez signé la paix ! », faisant référence aux accords de normalisation récemment signé par les États du Golfe (sauf Qatar), le Maroc et le Soudan. Têtue, l’un des supporters rétorque : « Non à Israël, oui aux Palestiniens ! ».

Les accords de normalisation, la paix israélo-arabe (sans les Palestiniens) ?

Résultat des efforts diplomatiques du président Donald Trump, les accords d’Abraham correspondent à deux traités de paix entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part, et entre Israël et Bahreïn d’autre part. Ces accords, dans le contexte géopolitique global du Moyen-Orient, traduisent la faiblesse des Palestiniens sur la scène régionale : peuple aux leaders divisés, les Palestiniens ne parviennent plus à peser diplomatiquement, pas même à convaincre les dirigeants arabes de conditionner la paix à un retrait d’Israël des Territoires Occupés, ce qui était jusqu’alors le strict minimum requis. Les accords d’Abraham sont suivis en octobre 2020 de l’annonce par Donald Trump d’un accord de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et le Soudan puis en décembre de l’annonce d’un accord de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et le Maroc. Netanyahu peut dès lors se targuer d’avoir normalisé ses relations avec plusieurs États arabes sans même avoir à donner quoi que ce soit aux Palestiniens. La paix avec les Arabes, sans les Palestiniens, donc sans compromis, voilà qui avait de quoi séduire une bonne partie de l’opinion publique israélienne.

Pourtant, depuis le 20 novembre, ces derniers ont vu les équipes nationales arabes et africaines soutenir ouvertement la Palestine, et des supporters venus de différents pays de la région rejeter ouvertement, face caméra, l’État d’Israël. La plupart de ces supporters refusent de parler aux micros de journalistes israéliens venus couvrir la Coupe du Monde, ou intervenaient lors des directs pour chanter des slogans palestiniens.  Y compris des supporters venus du Maroc, des Émirats, de Jordanie, pays censés être « en paix » avec l’État hébreu. On avait vendu la paix aux Israéliens, mais leur a-t-on précisé avec qui ?

Qu’est-ce que les réactions des supporters des pays arabes racontent ?

La Palestine, un capital symbolique

A partir de 2011, la guerre menée par Bachar al-Assad contre son peuple, le conflit libyen, la guerre au Yémen, la crise de l’État de droit en Europe vis-à-vis des migrants, les foyers de tensions se sont multipliés dans la région, et les Palestiniens n’ont plus eu le monopole de la souffrance et l’humiliation. Pourtant, alors que nos regards étaient légitimement tournés vers le sort des Syriens, vers les révolutions et contre-révolutions, les migrants en mer Méditerranée, Israël n’a cessé de durcir la répression et annexer des territoires, dans l’indifférence quasi-générale ou la complicité active de ses alliés occidentaux. Occupés à conserver leurs intérêts immédiats dans une région en proie à l’instabilité, les gouvernements arabes ont abandonné les Palestiniens à leur sort, que ces derniers soient en Territoires palestiniens occupés ou sur leur propre territoire, entassés dans des camps de réfugiés.

La question palestinienne demeurait souvent cantonnée à un outil symbolique aux mains d’aspirant-leaders en quête de légitimité, et n’influençait plus la realpolitik des États arabes, qui pour la plupart avaient des liens, au moins économiques, plus ou moins publics, avec Israël. C’est cette realpolitik que les accords d’Abraham sont venus officialiser, tout en étant mobilisé par Netanyahu pour faire croire aux Israéliens qu’il s’agissait d’accords de « paix ».

Le refus de la normalisation

La Coupe du Monde aura démontré que malgré les efforts d’Israël et de ses nouveaux partenaires arabes, l’État hébreu semble loin d’être « normalisé » au sein de la communauté internationale, et particulièrement parmi les populations arabes elles-mêmes. Israël suscite toujours du rejet, de la colère, du mépris, de l’indignation, et c’est le dénominateur commun des supporters issus de la région, du Maroc au Qatar. Pourquoi ? Parce qu’Israël constitue, du point de vue des Arabes, la principale injustice commise à leur encontre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Là où il y a, des points de vue européen et américain, création d’un État pour les Juifs en 1948, du point de vue arabe, il y a 700 000 civils expulsés de leurs villages, plus de la moitié de la terre de Palestine spoliée, plusieurs millions de réfugiés, la confiscation de Jérusalem et la dépossession de leur destin à travers une série d’humiliations à chaque victoire d’Israël. Deuxièmement, par son caractère à la fois violent et exogène, la création de l’État d’Israël a toujours été associée à la politique américaine impérialiste dans la région et a de ce fait été une forte source de rejet populaire, parfois silencée – ou manipuler dans une forme de populisme vain – par des dirigeants arabes autoritaires et largement défiés. Dans les stades de foot, traditionnels espaces d’expression dans la région, ce soutien à la Palestine peut s’exprimer sans filtre.

Le décalage entre peuples arabes et leurs dirigeants

Au-delà d’Israël, les réactions des supporters, en contradiction avec l’esprit des accords de normalisation signés par leurs dirigeants, constituent également un symptôme du profond décalage entre ces derniers. Loin d’être vu comme étant un pas vers la paix, les accords de normalisation sont plutôt perçus comme une trahison supplémentaire affligée par des gouvernements autoritaires, surtout au Maroc où les mobilisations ont suivi dès le lendemain de l’officialisation des accords de normalisation. Ainsi, bien qu’Israël n’ait jamais été perçue comme une démocratie par les Arabes (comment le pourraient-ils, alors qu’Israël n’est synonyme que de dépossession, d’apartheid et d’oppression dans leur expérience ?), il semblerait que l’alliance de l’État hébreu avec des dirigeants autocrates vienne encore renforcer la défiance envers ce dernier.

Le rejet d’Israël en tant que puissance occidentale

Dans la région, l’État d’Israël est considéré comme une puissance coloniale à l’origine de la Nakba, de la Naksa[1], et d’une dépossession concrète et symbolique.  Si les Israéliens veulent aller plus loin que le niais et simpliste « les Arabes ne nous aiment pas, donc ils sont antisémites », s’ils décident de s’intéresser aux crimes, aux violations de droits, aux traumatismes associés à leur État, peut-être comprendront-ils davantage les réactions épidermiques des supporters arabes et leur soutien inconditionnel à la Palestine. Mais il faudrait alors renoncer à un mythe central du sionisme d’aujourd’hui et d’hier, lequel consiste à alimenter l’idée d’Israël comme étant un petit îlot de liberté au milieu d’une région menaçante, haineuse, et ce afin de justifier toutes les violences.

L’alliance d’Israel avec des dirigeants autocrates

Par ailleurs l’association d’Israël avec les dirigeants arabes autocrates ne peut être qu’une mauvaise nouvelle pour l’avenir démocratique de la région. Désormais, l’accès à plus de démocratie au Moyen-Orient signifie aussi une potentielle révision de ces accords de normalisation, ce qu’Israël, puissance régionale, fera tout pour saboter.  Car des pays arabes plus démocratiques seraient aussi des pays où les citoyens veilleront à ce que la realpolitik et les intérêts stratégiques ne justifient plus l’abandon de la Palestine. 

En attendant, la Coupe du monde aura démontré, parmi d’autres choses, que la boussole arabe se dirige toujours vers Jérusalem. Selon les chiffres Nations Unies et de l’Agence Media Palestine, 212 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne en 2022, ce qui en fait l’année la plus meurtrière en Cisjordanie et Jérusalem-Est depuis 2006. Les Palestiniens ne pourront qu’être soulagés de ce regain de visibilité ; et savourer une unité arabe dans laquelle ils sont impliqués, notamment à travers des équipes nationales qui ne cachent pas leurs affinités avec la lutte du peuple palestinien.

[1]  Naksa, littéralement « l’échec, le revers » en arabe, est un jour de commémoration du Peuple palestinien. Ce jour marque l’exode de 300 000 Palestiniens qui accompagna la victoire israélienne lors de la guerre des Six Jours en 1967.

Makroura ; Abonné·e de Mediapart