La première violence

Elle est celle d’un système qui expose les êtres vivants au chaos climatique »

Alors que les Soulèvements de la Terre multiplient les actions, et les soutiens, et qu’une menace de dissolution plane sur le mouvement, on prend le temps d’une réflexion de fond avec l’historien Jérôme Baschet sur le devoir d’insubordination.

« L’urgence vitale face au désastre ranime une impérieuse nécessité : celle de se battre pour d’autres mondes. » C’est ainsi que la quarantaine d’auteurs du livre collectif On ne dissout pas un soulèvement (Seuil, 2023) résume en introduction la démarche des Soulèvements de la Terre. Alors qu’une nouvelle mobilisation se profile ce week-end (17 et 18 juin), dans la vallée de la Maurienne, en opposition au projet ferroviaire du Lyon-Turin, le mouvement reste plus que jamais dans le collimateur de la répression gouvernementale. Sans que cela entame la détermination de la centaine de milliers de soutiens qui ont signé la déclaration commune en réponse à la menace de dissolution brandie par Gérald Darmanin, au printemps. Nous avons voulu discuter de tout cela avec Jérôme Baschet, l’une des voix de ce livre collectif.

Historien, coprésident de l’Association pour la défense des terres (qui soutient financièrement le mouvement des Soulèvements de la Terre). Il a publié en 2021 à La Découverte le livre Basculements et fait partie des auteurs du livre collectif On ne dissout pas un Soulèvement (Seuil, juin 2023).

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basta!  : Comment réagissez-vous à la vague d’interpellations qui a frappé plusieurs militants écologistes, le 5 juin, soupçonnés d’avoir participé à une action contre le cimentier Lafarge ? Avons-nous franchi un cap supplémentaire dans la criminalisation des mouvements écologistes ?

Jérôme Baschet : Disons que les faits s’accumulent. La manifestation du 25 mars à Sainte-Soline a fait face à une violence policière extrême : 5000 grenades tirées en deux heures, avec des personnes mutilées et des blessés graves, tout cela pour défendre un simple « trou », où il n’y avait rien qui puisse être dégradé, pas même des bâches en plastique. Ensuite, il y a eu la menace de dissolution des Soulèvements de la Terre, brandie par Gérald Darmanin. On assiste aussi à un usage totalement inapproprié, et irresponsable, du terme d’« écoterrorisme », dont le pouvoir abuse comme d’une étiquette infamante pour tenter de discréditer le mouvement.

Cela relève clairement d’une propension à criminaliser la contestation sociale, comme on le voit aussi avec la vague d’arrestations coordonnées, au niveau national, ce lundi 5 juin, ou encore contre des militants antifascistes italiens venus participer à un hommage à Clément Méric. Donc, oui, l’actuel gouvernement semble prêt à franchir de nouveaux seuils.

Faut-il s’attendre à un durcissement de l’affrontement entre les luttes écologistes et le pouvoir ?

« Les difficultés de l’actuel système économique s’accentueront, de même que le besoin vital d’un changement profond »

Cela me semble clair, et ce pour une raison simple : les effets du dérèglement climatique sont déjà dramatiques, et nous n’en sommes pourtant qu’au début. En 2040, dans tous les scénarios du Giec, la température globale moyenne aura augmenté de 1,5° ou 1,6° par rapport à l’ère préindustrielle, contre 1,2° de hausse aujourd’hui. Cela signifie plus de 2° d’augmentation dans un pays comme la France, sans parler des +4° à l’horizon 2100 sur lesquels même le gouvernement table désormais. Cela peut paraître abstrait, mais nous connaissons désormais toutes les dimensions éminemment concrètes qu’impliquent de tels chiffres : dans 15 ans, les tempêtes et les inondations, comme les sécheresses et les mégafeux, déjà insupportables, auront été démultipliés par rapport à ce que l’on connaît déjà, avec des conséquences de tous ordres et notamment des conflits de plus en plus virulents sur l’usage de l’eau.

Pour de multiples raisons, les difficultés de l’actuel système économique s’accentueront, de même que les critiques à son encontre et le besoin vital d’un changement profond. Cela ne concerne pas seulement la crise climatique et écologique. Si l’on veut prendre la mesure de l’inquiétude des cercles dirigeants mondiaux, il suffit de lire les nombreux rapports préparés par diverses institutions systémiques, comme « L’âge du désordre » (Deutsche Bank) en septembre 2020 ou le rapport sur les risques globaux de Davos 2023.

Ils anticipent des difficultés à maintenir la croissance mondiale, à garantir une rentabilité du capital aussi favorable que durant l’âge d’or de la mondialisation néolibérale, à faire face à une perte de légitimité des régimes représentatifs et à contrôler une colère sociale de plus en plus ample et imprévisible. Face à un système dont les facteurs de crise s’accumulent, on peut comprendre que les cercles dirigeants mondiaux misent sur le renforcement massif des techniques de contrôle et se préparent méthodiquement à un recours de plus en plus brutal à la répression pour assurer la défense de leurs intérêts.

Dans le cas des Soulèvements de la Terre, cela ne traduit-il pas également une certaine inquiétude vis-à-vis de la portée du mouvement ? Une note du service central du renseignement territorial le présentait comme « un acteur majeur de la contestation écologique radicale »

Cette note fait un éloge paradoxal des Soulèvements de la Terre, en lui reconnaissant également une grande « inventivité », un « fort rayonnement » et une remarquable capacité d’organisation. Malgré ce bel effort de lucidité, la vision policière du monde n’en bute pas moins sur d’évidentes limites. Elle projette notamment sur le mouvement une structuration hiérarchique, ne pouvant s’empêcher de fantasmer quelques chefs et une cellule centrale qui embrigaderaient une frange de la jeunesse au service de ses intentions occultes et malveillantes. Selon le rédacteur de la note, les enjeux écologiques ne sauraient être qu’un prétexte à des agissements dont la violence et la destruction seraient la véritable raison d’être. Cela conduit à ne rien comprendre à la logique du mouvement, puisque c’est au contraire de là qu’il faut partir, de cette révolte face à la dévastation du monde.

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