« Claude Allègre a conduit une campagne climatosceptique dont le succès n’a pas eu d’équivalent »
Le géochimiste et ancien ministre socialiste a été le chef de file des climatosceptiques français et la campagne qu’il a lancée dès le milieu des années 2000 a eu un impact déterminant et durable sur l’opinion et les décideurs, estime Stéphane Foucart, journaliste au « Monde », dans sa chronique.
Mort le 4 janvier après plus de dix années de silence imposées par un grave accident cardiaque, Claude Allègre restera dans la mémoire collective comme le parrain du climatoscepticisme français. La bataille contre la science climatique fut sa dernière croisade, menée avec quelques compagnons de route de l’Institut de physique du globe de Paris, et c’est à elle qu’il restera associé pour longtemps. Les géochimistes Marc Chaussidon et Jérôme Gaillardet rappellent, dans un beau texte d’hommage publié le 9 janvier, qu’il fut l’auteur d’une œuvre scientifique saluée par les distinctions les plus prestigieuses, mais pour une grande part de l’opinion Claude Allègre restera le climatosceptique en chef plutôt que le récipiendaire du prix Crafoord (équivalent du Nobel en géologie), de la médaille Wollaston ou de la médaille d’or du CNRS.
Ce n’est pas une injustice. C’est la conséquence naturelle de l’extraordinaire succès de la campagne climatosceptique lancée en 2006 par l’ancien ministre socialiste et ses lieutenants. Tous les leviers ont été actionnés. Provocations par voie de presse et instrumentalisation de l’Académie des sciences, chargée d’organiser des débats truqués donnant l’apparence de la dispute savante. Conférences universitaires en grande pompe et ouvrages de « vulgarisation » niant les faits scientifiques, abondamment promus dans les matinales et sur les plateaux de télévision. Etc. En 2010, Claude Allègre signe L’Imposture climatique (Plon), livre qui marque l’apogée de la campagne lancée quatre ans plus tôt, pavant la voie à tout un cortège d’ouvrages climatosceptiques, tous farcis des mêmes contrevérités, falsifications et diffamations diverses.
Grâce à son entregent dans les médias et sa position dans l’establishment scientifique – en particulier à l’Académie des sciences –, Claude Allègre a conduit une campagne dont le succès n’a pas eu d’équivalent. Au point que la quasi-totalité des chercheurs français en sciences du climat signeront en 2010 une lettre ouverte protestant contre les faussetés et les dénigrements propagés à leur endroit dans l’espace public. Même aux Etats-Unis, où le climatoscepticisme a été financé à coups de dizaines de millions de dollars, les chercheurs n’ont pas été poussés à de telles extrémités.
Jusqu’à la veille de la COP21, en 2015, les fidèles de Claude Allègre ont continué à alimenter les polémiques à l’Académie des sciences, faisant de la vénérable compagnie le dernier lieu de savoir sur la planète où l’on débattait encore, à ce moment-là, de la réalité du réchauffement anthropique – les firmes pétrolières n’en doutaient plus dès le début des années 1970.
« Nous avons perdu dix ans »
Il faudra attendre janvier 2020 et l’organisation d’un grand colloque public, pour que l’institution du quai de Conti tourne officiellement la page et mette un terme à son instrumentalisation par une minorité active, cornaquée par l’ancien ministre. « Nous avons perdu dix ans », avait alors déclaré, amère, la climatologue Valérie Masson-Delmotte. C’est peut-être bien plus.
Car aussi incroyable que cela puisse sembler, Claude Allègre lui-même était parfaitement convaincu de la réalité du réchauffement anthropique dès le milieu des années 1980, avant même la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ! Dans 12 clés pour la géologie (Belin, 1987), il écrivait sans autre forme de procès : « En brûlant des combustibles fossiles, l’homme a augmenté le taux de gaz carbonique dans l’atmosphère, ce qui fait, par exemple, que depuis un siècle la température moyenne du globe a augmenté d’un demi-degré ». On ne saura jamais si son revirement, des années plus tard, aura été aussi insincère qu’on est en droit de l’imaginer.
Ce n’est pas seulement du temps qui a été perdu. Dans une enquête d’opinion publiée en 2022 par l’Organisation de coopération et de développement économiques, la France apparaît comme le pays où l’on s’écarte le plus du consensus scientifique, et de loin. Dans le pays de Descartes, 43 % des personnes interrogées minorent le rôle des activités humaines dans le réchauffement en cours. Elles ne sont que 26 % en Allemagne, 17 % en Italie, 26 % en Pologne, 14 % en Turquie, 37 % aux Etats-Unis, 20 % en Espagne ou en Afrique du Sud… Elles ne sont que 9 % au Mexique. En Chine, au Brésil, en Indonésie ou en Inde, elles se situent entre 15 % et 18 %. L’illettrisme climatique de la France devrait être une source d’embarras national.
A bien des égards, la campagne lancée voilà deux décennies par Claude Allègre et ses amis semble ainsi avoir agi comme un poison lent, galvanisant et légitimant toutes les paroles et ouvrages climatosceptiques ultérieurs – nombreux aujourd’hui. Sinon, comment expliquer qu’un pays jouissant d’un haut niveau d’éducation, qui n’exporte ni pétrole, ni gaz, ni charbon, et qui par surcroît dispose de l’électricité la plus décarbonée du monde, voit une part si importante de sa population aussi perméable à la vulgate climatosceptique ?
La leçon à en tirer est que l’usurpation ou le détournement de l’autorité de la science dans le débat public, que ce soit au service d’une cause ou d’intérêts particuliers, peut avoir des effets délétères considérables sur l’opinion et les décideurs.
« S’il constitue une liberté, l’engagement nécessite (…) pour le chercheur de prendre conscience qu’il met en jeu sa responsabilité, non seulement juridique mais aussi morale, en raison du crédit que lui confère son statut et le savoir approfondi qu’il implique », note le comité d’éthique du CNRS dans un avis de juillet 2023. Plus le monde éprouvera la dureté des effets du réchauffement, plus les scientifiques qui ont usé de leur statut pour mettre en doute sa réalité seront jugés sévèrement.
Le monde
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