Victoire du PSG

Pourquoi le football est un sport véritablement populaire

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Extraits

La victoire du PSG en finale de la Ligue des Champions ce samedi n’aura échappé à personne. Si certains se sont émus que des « barbares » gâchent la fête et ce grand moment de ferveur national (hors Marseille), d’autres n’auront pas manqué de rappeler que ce la réussite consacrée est aussi celle de l’argent-roi du Qatar. Critique de droite, critique de gauche. Mais une question subsiste : d’où vient la popularité d’un sport ainsi fait ? Comment est-il possible que celles et ceux qui ont le moins intérêt à prêter attention à cet événement puissent être ainsi pris.e.s de passion ? Nous proposons ici de comprendre la joie du football, non pas depuis un surplomb sociologisant mais techniquement, depuis l’intérieur même de sa pratique et de ses gestes. Ces fragments en chantier, volontairement rabotés et réorganisés, constituerons l’une des dix parties d’un livre formidable sur le sport qui paraîtra à la rentrée aux éditions lundimatin.

Quand on parle de football, la première hypothèse qui vient à l’esprit (critique), c’est que sa popularité s’impose par une sorte de ruse perverse. On fait croire que le football est un trait d’union entre les pauvres et les riches. On fait miroiter au peuple un mariage heureux. Rien de très original : beaucoup d’hommes politiques construisent leur propagande sur l’idée de solidarité, censée être au fondement du bonheur commun. Rien de plus facile en outre : car au fond, le peuple la désire de tout son cœur, cette union sacrée – il pressent qu’elle le rendrait heureux.

Et en l’occurrence, alors que les inégalités sont évidentes, la stratification sociale et la hiérarchie criantes, il faut bien reconnaître que l’esthétique solidaire fonctionne à plein. On répand dans la presse la litanie du partage, de l’amitié et de la famille. On vante en direct toutes les qualités en « c » comme complicité, confiance, complémentarité, coopération, esprit de corps… On propose même de croire que solidarité sportive et solidarité sociale sont sœurs et causes l’une de l’autre : l’équipe sera plus performante si elle est constituée de copains, par-delà l’organisation rationnelle et professionnelle, et réciproquement elle réussira mieux sur le terrain si depuis les tribunes, les supporteurs et supportrices se font ensemble ami.e.s des dirigeants milliardaires…

Les critiques ne sont donc pas aberrantes. Mais ce qu’il faut dire plus nettement encore, c’est qu’il ne sert à rien de réitérer ces constats, ou de s’en tenir à la déconstruction du mythe solidaire pour faire apparaître des réalités moins brillantes (profits immenses et immoraux). Car celles-ci ne disparaitront pas pour autant. Et l’illusion socio-sportive subsistera malgré tout. Pire : le geste critique ne permettra jamais d’expliquer pourquoi les supporters aiment regarder ensemble leur équipe tenter de gagner un match de football. Pourquoi les gens cautionnent dans leurs échanges une certaine culture de l’esthétique solidaire, et pourquoi cela les met en lien – dans un lien qui, même fragile, peut perdurer, jusqu’à devenir contagieux et toucher une plus large population.

Dès lors, plutôt qu’adopter la perspective médiatique, omniprésente, et qui existe assez souvent pour que ce qui est regardé ne soit pas vu, mais aussi plutôt que de nous acharner à dénoncer les prétentions solidaires au nom des intentions vénales du sport-business, mieux vaut retrouver le chemin de la pelouse, histoire de comprendre ce qui peut tant émouvoir les spectateurs et spectatrices en tribunes – pourquoi les enfants qui jouent au foot sur la place du village se prennent pour Zidane, devenu héros des quartiers populaires.

Commençons par affirmer que la litanie solidaire ne masque en rien l’atomisation. On a beau dire que c’est l’équipe qui compte, on ne parle souvent que des individus. Au lieu de parler des 22 acteurs, les journalistes de l’Equipe 21 commentent l’état de forme de la vedette, attribuent des notes individuelles aux titulaires, élisent le meilleur joueur de la partie. Et la foule semble suivre, qui fait et défait la réputation de l’un et de l’autre. Les caméras focalisent, aimantent le regard vers l’atomisation la plus parfaite.

Il est au demeurant possible de rapporter cette atomisation aux réalités du terrain, plutôt qu’à l’écran de fumée médiatique que les puissances supérieures dressent devant elles. Voici : en plus d’être éloignés du banc et du coach (assigné à son rectangle réglementaire, sur le côté), les joueurs sont éparpillés sur un vaste terrain. Il en résulte une certaine solitude pour chacun (pas seulement pour le gardien, comme on le dit souvent). Cette solitude pèse d’autant plus quand la culture de l’égocentrisme amène certains joueurs à se recroqueviller sur eux-mêmes, a fortiori pour éviter de devenir de simples instruments pour d’autres.

À quoi s’ajoute la difficulté à contrôler un ballon de cuir, quand on a l’interdiction de le faire avec les mains (seul le gardien a le droit de les utiliser, mais c’est alors pour le stopper). Et cette difficulté est largement accrue quand il s’agit pour l’équipe de le faire. L’entière interpénétration avec l’équipe adverse rend en effet cette possession très difficile : les adversaires rôdent, et peuvent intercepter le ballon, sachant qu’interférer de la sorte est plus aisé que de transmettre à bon escient. En un mot les dix joueurs de champ constituent en premier lieu un collectif incertain, presque inquiet d’exister.

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Voici donc un point de départ très concret : sur le terrain de football, en réalité, les facteurs de désolidarisation sont d’abord omniprésents. Et il faut d’emblée ajouter que cette fragilité existe dans la relation du terrain aux tribunes. En l’occurrence, il y a même une différence de point de vue : il est impossible pour le public de voir ce que les joueurs ont effectivement sous les yeux, car les joueurs évoluent sur un terrain où les obstacles sont en hauteur, alors que le public voit les choses d’en haut (a fortiori si c’est via l’écran de télévision).

Autant dire initialement qu’en matière de football, ce sont la désolidarisation sportive et la désolidarisation sociale qui vont ensemble, plutôt que la solidarité sportive et la solidarité sociale, comme la perspective médiatique voudrait le faire croire. Alors soit : affirmons-le ! Mais gardons-nous de penser que c’est le fin mot de l’histoire. Car il semble qu’il y ait bien plus à dire sur l’existence du collectif, pour qui en reste au ras de la pelouse…

Il est en effet aisé de comprendre qu’une équipe n’est effectivement pas donnée : il faut la construire. Il y a en ce sens une organisation rationnelle à trouver. A commencer par la distribution des postes : le gardien de but, les arrières latéraux et centraux, les milieux défensifs et offensifs, les attaquants ailiers et l’avant-centre. Ensuite dans le choix du système de jeu : par exemple en 4-4-2, où les forces sont concentrées en arrière, ou en 3-5-2, où la présence au milieu est densifiée pour multiplier les possibilités d’attaquer. Et enfin, plus précisément, dans la gestion des relations entre les joueurs, avec souvent un principe de soutien en triangle.

Mais quelle que soit l’organisation collective, celle-ci doit être rendue effective à même l’interpénétration avec l’équipe adverse, qui évidemment cherche à la contourner. C’est dire qu’elle doit être tenue à même le mouvement, ce qui suppose des ajustements constants, voire des adaptations. Si un défenseur latéral va de l’avant, ses partenaires devront ainsi coulisser pour couvrir ses arrières. Et si les adversaires en viennent à l’offensive, ils auront à monter tous ensemble pour tenter de les mettre « hors-jeu » (un joueur n’ayant pas le droit de recevoir un ballon s’il est devant le dernier défenseur). Quant à l’attaquant, il pourra être amené à multiplier les appels dans les espaces, quitte à ne jamais toucher le ballon, pour mettre la défense en incertitude et ouvrir des possibilités d’offensive pour son équipe.

Il y a même nécessité à jouer au-delà du plan prévu, sans quoi c’est la pétrification qui menace. Sans quoi il ne pourra pas y avoir d’activité collective – il n’y aura qu’un statu quo plus ou moins maîtrisé, et qui laisse toute latitude à l’adversaire pour faire vivre la transmission du ballon comme il l’entend.

Aussi les footballeurs doivent-ils trouver un juste équilibre entre des principes contradictoires. Par exemple respecter l’organisation rationnelle, mais encore se mettre en mouvement pour créer des espaces et déborder les lignes adverses. Savoir où et comment se placer en fonction des partenaires, mais aussi sentir la présence du coéquipier, ou sentir qu’il va se démarquer et qu’il faut lui transmettre la balle avant qu’il soit hors-jeu. Et plus profondément s’acquitter de sa tâche, mais aussi faire preuve d’abnégation pour en faire un peu plus – sans toutefois en faire trop et risquer de déséquilibrer l’équipe. Ou alors couvrir un peu de terrain en plus pour aider un partenaire en difficulté, mais sans le laisser désœuvré – il risquerait de perdre confiance (mieux vaut peut-être le laisser faire et compenser ses erreurs).

Autant dire que l’action de chaque footballeur est ambiguë. C’est d’ailleurs ce qui peut amener deux joueurs à se gêner en attaque, ou deux défenseurs à laisser passer le ballon entre eux. Et c’est ce qui requiert que certains sachent s’imposer (crier « j’ai », « moi » pour éviter de se gêner), sans toutefois que la hiérarchie finisse par être trop rigide. Autant dire, donc, que l’équipe requiert que chacun reste en équilibre sur un fil : ni rejeter la faute sur l’autre, échapper à ses responsabilités individuelles au nom de l’équipe, ni s’en tenir à l’obéissance au plan collectif. Chacun doit assumer une vraie liberté plutôt que relayer une fausse solidarité.

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