L’ONU, le philanthrocapitalisme et l’écologisme grand public

Le texte qui suit est tiré du livre crucial écrit par Fabrice Nicolino, « Un empoisonnement universel : Comment les produits chimiques ont envahi la planète » (Les liens qui libèrent, 2014). Il revient sur la création d’institutions supposément écologistes parmi les plus prestigieuses, et sur les intérêts économiques qui se cachent insidieusement derrière. Il complète bien le précédent article publié sur notre site, une traduction d’un texte du chercheur australien Michael Barker, qui traite à peu près du même sujet. Ils permettent de comprendre pourquoi il est illusoire de compter sur les institutions dominantes pour sauver quoi que ce soit (à l’exception de la civilisation industrielle).

Article paru sur http://partage-le.com le 5 juin 2017

Extrait

Le double jeu permanent de l’Onu et du Pnue

      Où l’on découvre que le rapport Meadows a été écrit par un M. Meadows. Où l’on croise l’ombre duplice de Maurice Strong. Où l’on sonde l’âme meurtrière de Stephan Schmidheiny.

      Il paraîtra exagéré, mais il est pourtant vrai, que le Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue) a été créé en 1972 pour les besoins de l’industrie. Soyons charitable : ce vaillant organisme de l’Onu a été imaginé par les servants les plus lucides de l’univers industriel.

      Il y a quarante ans, les dents claquaient déjà lorsqu’il fallait évoquer les désastres écologiques. Certains croyaient la catastrophe imminente – ils avaient tort –, d’autres se réfugiaient dans le déni et la foi naïve dans la croissance éternelle de la production. Mais quelques-uns, qui ne détestaient pourtant pas ce monde, se posaient déjà des questions. En témoigne le très renommé rapport Meadows, commandé en 1970 au Massachusetts Institute of Technology (MIT) par le Club de Rome, un groupe international de réflexion.

      Meadows annonce les temps nouveaux

      On chercherait en vain chez Dennis Meadows, qui a donné son nom à ce travail, la moindre opposition au système politique en place. Né en 1942, ce physicien entre au service du MIT à la fin des années 60. Il deviendra, après la parution de son travail, directeur d’un programme universitaire tourné vers l’ingénierie et le business. C’est en physicien habitué aux chiffres et aux courbes qu’il coordonne avec trois autres auteurs (sa femme Donella, Jørgen Randers et William Behrens) un texte qui parle sans pathos de croissance, d’expansion, de limite, d’équilibre.

      Nous sommes au début des années 70 et – sans qu’on le sache – à la fin des Trente Glorieuses. C’est alors que Meadows lance un avertissement : cela ne peut plus durer. L’argument est devenu depuis un lieu commun, mais, à l’époque, affirmer qu’une croissance exponentielle dans un monde fini est impossible relève de la plus folle audace. Si l’on ne sort pas du paradigme de la croissance aveugle, prédit Meadows, ce sera l’effondrement. Probablement dans le cours de ce XXIe siècle qui est le nôtre. Et la technologie, si elle est susceptible de nous acheter du temps, ne saurait que différer une issue qu’on peut qualifier sans crainte de terrifiante.

      C’est dans ce contexte de vives interrogations qu’apparaît sur la scène Maurice Strong. Le qualifier de Janus biface est le moins qu’on puisse lui accorder. Né en 1929, ce Canadien a fait fortune dans l’industrie transnationale. On ne saurait dresser la liste de tous les groupes qu’il a dirigés, mais il faut en signaler quelques-uns. Et d’abord Power Corporation of Canada, qui gère en 2013 la bagatelle de 500 milliards de dollars de placements aux États-Unis, en Europe et en Chine. À comparer au budget biennal de l’Onu – pour 2012 et 2013 –, qui ne dépasse pas 5,15 milliards de dollars, soit 100 fois moins.

      Maurice Strong en policier privé

      On ne peut détailler ici l’histoire de cette méga-entreprise fondée en 1925 et qui a toujours joué un rôle politique considérable au Canada, pour l’essentiel aux côtés de la droite fédéraliste. C’est piquant, car Strong s’est toujours vanté d’être un socialiste, ce qui, dans le langage politique des droites nord-américaines, est synonyme de communiste. Strong a pourtant été le grand patron de Power Corporation of Canada de 1961 à 1966. Il a également été un cadre très supérieur de l’industrie pétrolière – chez Dome Petroleum, chez Castex (Chevron), chez Norcen Energy Resources – et il a même dirigé Petro-Canada, grande entreprise s’il en est. Terminons la liste par un poste emblématique : Strong a été le patron d’Ontario Hydro, géant de l’hydro-électricité et du nucléaire.

      Affirmer qu’il aura défendu toute sa vie, au premier plan, la marche du monde n’a donc rien d’une calomnie. Mais il faut ajouter qu’il a suivi parallèlement, dès la fin des années 40, une autre carrière, « philanthropique » celle-là. Est-elle sincère ? Que chacun juge par les faits. Sur le site Internet de M. Strong, qui fait un grand usage du story-telling, cet art renouvelé de raconter de belles histoires, on apprend que ce dernier a rencontré les Nations unies un beau jour de 1947, alors qu’il avait 18 ans, en la personne d’un certain Bill Richardson. Lequel lui aurait permis de devenir un simple policier privé chargé de la sécurité au siège new-yorkais de l’Onu.

      On a encore plus de mal à avaler la suite, car Strong devient peu à peu un responsable des Nations unies. Par quel étrange parcours ? On ne sait pas. Il sera en tout cas, dans les années 90 du siècle passé, secrétaire général adjoint de l’Onu. Frottons-nous les yeux, car cette information paraît tout à fait improbable. Strong, grand patron canadien, petit flic privé de l’Onu, puis secrétaire général adjoint de l’immense structure planétaire ? Qui croirait à une telle invention ?

      Elle est pourtant vraie. Maurice Strong, ainsi qu’on peut encore le voir sur son site, a ouvert la conférence historique sur le climat qui s’est tenue en 1997 à Kyoto, au Japon, avec le titre officiel de secrétaire général adjoint de l’Onu. Il va de soi qu’on ne peut réussir pareil triomphe sans avoir franchi avant cela d’autres étapes. Ainsi qu’on va pouvoir admirer, Strong est vraiment un cas à part. En 1972, il est l’organisateur du tout premier Sommet de la Terre, qui se déroule à Stockholm. C’est une date historique, qui marque le grand début, avec le rapport Meadows, des inquiétudes planétaires.

      Stephan Schmidheiny, criminel de masse

      La rencontre de Stockholm, rétrospectivement, apparaît comme un remarquable contre-feu . Les propagateurs du désastre écologique en cours s’emparent du discours, et ne le lâcheront plus. L’industrie, qui est la cause principale des désastres, s’impose et s’imposera toujours plus comme la « solution » des problèmes qu’elle ne cesse de créer.

      Fort logiquement, Strong devient en décembre 1972 le premier directeur du Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue). Capitaliste de dimension mondiale et dans le même temps directeur du Pnue : nul ne saurait faire mieux. Sa carrière continue, sur l’exact même mode, et, en 1992, Strong est l’organisateur officiel du Sommet de la Terre de Rio. Cette fois, l’entreprise est bien plus considérable, car la plupart des chefs d’État veulent être sur la photo, et Strong est obligé de se faire aider par de grands professionnels pour la préparation. Parmi eux, Stephan Schmidheiny, qui devient son bras droit. Il est l’une des plus grosses fortunes de Suisse, et, comme Strong, il est devenu philanthrope sur le tard.

      Schmidheiny est l’héritier de l’empire industriel Eternit, spécialiste de l’amiante. Au moment où il aide Strong à préparer le Sommet de la Terre de Rio, il exerce encore les plus hautes responsabilités dans le groupe. L’histoire et pour une fois la morale finissent par le rattraper, alors qu’il aimerait tant se faire passer pour un valeureux écologiste. Le 13 février 2012, le tribunal correctionnel de Turin, en Italie, le condamne à 16 ans de prison ferme, car il a été jugé responsable de la mort d’environ 3 000 ouvriers italiens, exposés à l’amiante dans les usines Eternit. C’est une peine criminelle infamante, qui aurait conduit tout autre que lui derrière les barreaux. Mais le prudent Schmidheiny, fondateur en 1995 du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD, ou Conseil mondial des affaires pour le développement durable), très actif lors du deuxième Sommet de la Terre de Rio, en 2012, a pu continuer sa vie d’avant. Il n’a jamais daigné venir s’expliquer devant le tribunal de Turin, laissant une armée d’avocats défendre sa cause. Depuis la confirmation de sa peine en appel, Schmidheiny évite bien entendu l’Italie, mais peut en revanche passer du Costa Rica à la Suisse sans aucun problème. Pas de mandat d’arrêt international pour ce criminel de masse.

      Maurice Strong et Stephan Schmidheiny sont-ils de simples imposteurs ? Bien que nul ne soit en mesure de sonder leur esprit, il est plus réaliste d’imaginer chez eux une certaine sincérité. Peut-être – qui sait ? – que les deux hommes, passionnément épris de pouvoir et de richesse, auront compris, au milieu des brumes de leurs activités, que quelque chose n’allait pas. Que l’avenir ne pourrait tout à fait ressembler au passé. Qu’il faudrait, pour sauver l’essentiel, changer la couleur du papier peint, peut-être même acheter de nouveaux meubles ou refaire la plomberie et l’électricité.

      250 pauvres millions d’euros pour sauver le monde

      Ce long préambule était nécessaire pour comprendre d’où vient le Pnue, que tant de commentateurs naïfs prennent pour le protecteur ultime de la planète. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Le Pnue dispose d’un siège central à Nairobi, au Kenya, de six bureaux régionaux, de sept autres dits de liaison, et de quelques centaines de salariés. L’Onu accorde à ce programme prétendument vital 631 millions de dollars pour les années 2014 et 2015, soit 481 millions d’euros. Comme il faut diviser par deux pour obtenir le budget d’une année, cela donne en fait moins de 250 millions d’euros. Pour s’occuper du dérèglement climatique, de la surpêche, de la désertification, de la déforestation, de la crise de l’eau, de l’épuisement des sols arables, des pollutions de tout ordre, etc.

      Telle est la vérité du Pnue, qui a pourtant un acte de gloire à son actif : la création du Giec. Ce Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, qui suit de près l’angoissante évolution de la crise climatique, a en effet été fondé en 1988 conjointement par le Pnue et l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Le Pnue a donc œuvré, une fois au moins, pour le bien commun.

      Et ce n’est pas fini, comme en témoigne « Global Chemicals Outlook », un rapport publié par le Pnue le 5 septembre 2012. Seul le titre en français – « Perspectives mondiales en matière de produits chimiques » – figure dans les documents disponibles du Pnue, ce qui explique peut-être qu’aucun de nos médias importants, qu’affole pourtant le moindre souffle d’un joueur de foot, n’ait daigné en informer le public. Comment le Pnue, qui traduit dans une ribambelle de langues, a-t-il pu oublier ce rapport-là ? Mystère.

      4 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires

      Voyons ce que dit ce rapport. Tout d’abord, il y a de plus de plus de produits chimiques commerciaux en circulation. De plus en plus, d’accord, mais combien au total ? Eh bien, les experts internationaux, censés être les mieux informés, n’en savent strictement rien. L’aveu figure en toutes lettres : « Le nombre exact de produits chimiques sur le marché n’est pas connu. » Le seul ordre de grandeur évoqué provient du système européen Reach, basé sur 143 835 produits chimiques répertoriés.

      Une autre information donne le tournis : le chiffre d’affaires de l’industrie chimique mondiale. Il est passé de 171 milliards de dollars en 1970 à 4 100 milliards de dollars aujourd’hui, soit une multiplication par 24 en quarante ans. Encore ne s’agit-il que d’un début, car, d’ici à 2050, les ventes de produits chimiques devraient encore augmenter de 3 % par an. Signalons, dans un utile rapprochement, que la population mondiale n’a crû que de 1,1 % en 2012. Il y en aura donc pour tout le monde et au-delà. Le Pnue, prisonnier de ses propres constats, est bien obligé d’évoquer des situations concrètes. Ainsi reconnaît-il que les intoxications par les pesticides coûtent davantage à l’Afrique subsaharienne que n’apporte l’aide publique à la santé (sida non compris). Et il ajoute, avec une grande imprécision dans la présentation des chiffres, que la « mauvaise gestion de produits chimiques » entraînerait des pertes de 236 milliards de dollars sur le plan mondial.

      En revanche, quand il s’agit d’entrer dans les détails, le Pnue ne parvient plus qu’à citer une poignée de cas. Par exemple l’étude menée en 2009 par les Centers for Disease Control (CDC), l’agence américaine de santé publique. Ce travail montre « que, parmi les 212 produits chimiques étudiés, la totalité a été retrouvée dans une fraction de la population américaine ». La chimie de synthèse est partout, jusque dans le corps des humains. Au Soudan, des paysannes présentent un risque de décès trois fois plus élevé que d’autres qui ne le sont pas. Les pesticides sont en cause. Et des villageois d’Équateur boivent une eau surchargée en hydrocarbures à cause d’un forage pétrolier proche.

      5 millions de morts chaque année