Pratiques criminelles dans l’agroalimentaire

En Bretagne, des coopératives dévoyées

Comment un pays producteur tel que la France peut-il se retrouver avec des millions d’œufs infectés au fipronil, un insecticide dangereux, et des tonnes de produits contaminés ?

Article paru dans

http://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/HERMAN/57901

extraits

L’industrialisation de l’agroalimentaire connaît ainsi des scandales à répétition. En Bretagne, l’évolution des coopératives conduit parfois à mettre en danger la vie de leurs salariés tout en marginalisant les paysans.

En 2008, l’été avait été pourri, mais le cours mondial des céréales flambait. À la fin de l’hiver 2009, il fallait préserver les vingt mille tonnes stockées à Plouisy, aux portes de Guingamp, dans les immenses silos à plat de la société Eolys. Moisissures, charançons et parasites proliféraient dans les hangars. « Au lieu de ventiler, et pour des raisons de coût, raconte avec colère M. Laurent Guillou, les responsables du site ont décidé de traiter avec du Nuvan Total. » Une pompe doseuse pulvérise ainsi des centaines de litres de ce produit contenant du dichlorvos, un insecticide classé comme « extrêmement dangereux » et « potentiellement mortel » par l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) et interdit d’utilisation depuis mai 2007. Ce fils de paysan, employé à la réception des céréales, ne sait pas encore que sa vie vient de basculer. En février 2010, il réceptionne sans protection du triticale (hybride de blé et de seigle) traité avec du Nuvagrain (chlorpyriphos-méthyl) et du K-Obiol (deltaméthrine). Les mêmes symptômes apparaissent chez plusieurs employés : maux de tête, brûlures au visage et problèmes respiratoires. La dose maximale autorisée a été largement dépassée, selon le tribunal des affaires de sécurité sociale, qui a condamné pour faute inexcusable le groupe coopératif Triskalia, issu de la fusion d’Eolys avec les coopératives des agriculteurs du Morbihan et de Bretagne. Atteints d’hypersensibilité chimique multiple, deux salariés ont obtenu une indemnisation, mais ils attendent toujours la suite de leur plainte au pénal. Deux autres se battent depuis six ans pour être reconnus en maladie professionnelle. Ils sont tous sans travail.

Les silos métalliques dominent désormais les campagnes. De ces nouvelles citadelles de l’agroalimentaire, intrants (produits chimiques) et objectifs de production partent en direction de ce que l’on n’appelle plus des fermes, mais des « exploitations agricoles ». Les usines de suppléments nutritionnels et d’enrobage de semences irriguent les norias de camions sillonnant jour et nuit les routes du poulet, du porc, du lait et des pesticides.

Quand Gwenaël Le Goffic s’est pendu à son camion, le 21 mars 2014, il a laissé une étiquette bleue portant trois noms d’antibiotiques : flubendazole, amoxicilline et colistine. Mêlés aux céréales dans le PrimRégal, ils « maximisent la croissance » des porcelets. L’usine Inzo de Loudéac, qui le fabrique, appartient à InVivo, premier groupe coopératif français, qui affiche son « respect de la planète et des hommes ». Le Goffic réceptionnait le PrimRégal à Plouisy sur le site de Nutréa, filiale de Triskalia, qui l’employait depuis vingt ans. Il perçait les sacs au-dessus d’une trémie (entonnoir) afin de remplir les cellules de son camion, avant les livraisons chez les éleveurs.

« Le code du travail n’était pas respecté, car il n’y avait pas de système d’aspiration dans ce local. Malgré les demandes de mon mari et de son collègue, rien n’avait été fait », explique sa veuve. Exposé quotidiennement aux poussières, le chauffeur de Nutréa vivait dans l’angoisse que ses atteintes oculaires à répétition n’entraînent la perte de son emploi. Les salariés ignoraient qu’il fallait manipuler ce produit avec grand soin. Pour l’inspection du travail, ce poste était « un des plus difficiles de l’usine, en termes d’amplitudes horaires et de contraintes physiques ».

Selon Mme Le Goffic, son mari « faisait régulièrement des journées de douze à quatorze heures ». Fatigué physiquement et moralement, il avait pris soin de rapporter à son domicile l’étiquette bleue sur laquelle il devait écrire sa lettre d’adieu. « Je n’ai reçu aucun soutien de la direction de Nutréa ce jour-là », se souvient Mme Le Goffic. Par deux fois, la Mutualité sociale agricole s’est opposée à une reconnaissance du suicide en accident du travail. Dès le drame, le directeur des ressources humaines de Nutréa avait contesté tout lien entre l’entreprise et l’ultime protestation de Le Goffic contre ses conditions de travail. Le tribunal des affaires de sécurité sociale des Côtes-d’Armor en a jugé autrement en septembre 2015.

Classé « Seveso seuil haut », le site Triskalia de Glomel, en Centre Bretagne, servait d’entrepôt pour les produits destinés aux agriculteurs et aux jardineries. Emballages détériorés et pesticides interdits étaient brûlés à l’air libre ou vidés sur le sol. L’équipe a été décimée : cinq morts et six cancers. La famille Pouliquen a payé un lourd tribut : leucémie pour Raymond et lymphome pour Noël, son fils.

À Plouisy comme à Glomel, seule semble avoir compté la rentabilité, et non les hommes. Ventiler ? Faire fonctionner les extracteurs ? La plupart des groupes coopératifs sont devenus des entreprises gérées par objectifs, avec, parmi les priorités, la réduction des frais de fonctionnement.

André Pochon, paysan retraité et auteur d’ouvrages de référence, a assisté au passage de l’autonomie à la spécialisation encouragée par la politique agricole commune (PAC) européenne : « Dans les années 1950 et 1960, les paysans se sont regroupés dans de petites coopératives qui ont pris la place des négociants et des maquignons. L’accroissement de la taille des élevages a commencé dans l’aviculture, puis la filière porcine a suivi. Assez vite est arrivée l’importation d’aliments. Tout était taxé, sauf le soja. On pouvait nourrir les animaux au prix mondial, et la PAC garantissait les prix de vente, quels que soient les volumes produits. Le hors-sol s’est développé. L’industrialisation était partie, et la coopération a explosé, avec toutes les dérives qui nous ont menés à la situation actuelle. Le vide des campagnes a été organisé par le syndicalisme majoritaire et les coops. »

Éleveur de porcs près de Guingamp, M. Thierry Thomas a observé de près cette dérive des coopératives : « À l’époque, on avait de véritables administrateurs, qui savaient bien à quoi servait l’outil. Au milieu des années 1980, on a commencé à entendre qu’on entrait dans une ère de compétition et qu’il fallait se regrouper. Les directeurs financiers diffusaient la bonne parole dans les assemblées générales des coops. Elles ont commencé à se bouffer les unes les autres, et la gestion est devenue opaque pour les paysans-administrateurs. L’éloge de la réussite individuelle a relégué l’ambition collective au second plan. »

Entre 1965 et 2007, le nombre de coopératives agricoles est passé de 5 700 à 3 200, dans un contexte de regroupement et d’insertion dans le marché : « L’apparition au cours des années 1980 de la filialisation, renforcée par les lois de 1991-1992 sur les coopératives agricoles, a entraîné un basculement de l’activité des coopératives vers des filiales de droit commercial », observent plusieurs chercheurs. Les coopérateurs ont perdu la maîtrise de la valorisation de leurs produits. Ainsi, dans la filière lait, la première coopérative française, Sodiaal Union, collecte le lait mais ne le transforme pas, pas plus que sa filiale Groupe Sodiaal, qui livre à Sodiaal International. La transformation est effectuée en aval par des sociétés financées en partie par des capitaux privés, mais dont une partie appartient à la coopérative. Le producteur n’a aucune prise sur les stratégies de ces sociétés.

Même situation chez Laïta, né en 2009 du regroupement des activités laitières des coopératives Even, Terrena et Triskalia. Les adhérents vendent leur lait au groupe Triskalia, qui le revend à Laïta, cette dernière assurant la collecte et la commercialisation des produits vendus sous marques. « Les paysans sont victimes d’un montage qui rend opaques la production et la répartition de la valeur ajoutée entre la filiale et la coopérative », constate la Confédération paysanne du Finistère, qui a porté plainte en novembre 2016 pour extorsion. Le syndicat agricole observe un lien entre le faible prix — inférieur au coût de production, estimé à 350 euros les mille litres — payé aux éleveurs et la disparition des fermes, voire le nombre de suicides chez les agriculteurs. Ces derniers doivent satisfaire aux exigences de la coopérative en matière de volume et de qualité, sous peine de rupture de leur contrat sans indemnités. Mais ils n’ont pas de recours lorsque les engagements de prix ne sont pas tenus.

La démocratie interne, autre fondement des coopératives, est elle aussi battue en brèche. « Dans les années 1980, il y avait encore du débat dans les assemblées générales, se souvient M. Thomas. Et puis, tout est devenu compliqué, et les paysans ont peu à peu accepté d’être dépossédés. Les questions devaient désormais être posées trois semaines avant l’AG ; ce qui aurait pu remonter vers le haut s’évaporait dans les assemblées de section. C’était fini, le débat était mort. Les adhérents ont lâché prise et ne sont plus allés aux assemblées. »

Dans le grand bal des rachats, fusions et concentrations, la plupart des paysans sont restés au bord de la piste. Et avec de plus en plus de chaises vides : on comptait 150 000 exploitations en 1970 ; il n’en reste plus qu’environ 30 000. Poussées par les incitations de la PAC (soutien à l’export) et les règles de l’Organisation mondiale du commerce, les coops ont commencé à jouer leur partition sur le marché international avec les mêmes méthodes que les industriels. Les années 1990 ont vu ainsi l’Union coopérative de l’Argoat (UCA) tenter un projet de plantation de milliers d’hectares de manioc à Madagascar. Une tentative qui a fait long feu, mais qui montre la volonté des dirigeants des groupes coopératifs de jouer dans la cour des grands.

Faut-il s’étonner, dès lors, que Triskalia ait acheté des haricots en Espagne en 2014, laissant sur le carreau nombre d’agriculteurs français qui s’étaient engagés dans cette production en lui achetant semences, engrais et produits phytosanitaires ? « Ils ont oublié leur rôle originel, constate l’un d’entre eux. Beaucoup d’agriculteurs ne peuvent pas aller ailleurs, car ils sont endettés auprès du groupe. C’est la base du système. » Plus récemment, le même groupe a importé du maïs traité à la phosphine en provenance du port roumain de Constanţa.