« La Radicalisation »

Réflexions critiques sur un concept pernicieux

« Laïcité, radicalisation, incivilités, communautarisme, Je suis Charlie… » Telles sont les principales figures du discours dominant que Philippe Blanchet s’efforce de déboulonner dans son dernier livre : Les mots piégés de la politique, qui vient de paraître aux Editions Textuel.

Article paru sur http://lmsi.net/La-Radicalisation

extraits

Presque inexistant dans la presse dans les années 1990, le mot apparait à partir des années 2000 (suite à l’attentat du 11 septembre 2001 contre les Twin Towers à New-York) et la fréquence de son traitement médiatique est multipliée par 4 à partir de 2011 et surtout de 2014, notamment à propos de l’islam, du terrorisme dit islamiste, et deux fois plus dans les journaux de droite que dans ceux de gauche. Les crimes commis en 2015 et 2016 au nom de Daech en ont encore augmenté les usages de façon exponentielle. Tout aussi inexistant dans les politiques publiques jusqu’en 2014, il est devenu l’un des intitulés majeurs de plans d’action du gouvernement notamment dans la justice et l’éducation pour « prévenir et détecter la radicalisation » – cf. le Plan national de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes, présenté́ par le Ministre de l’intérieur en avril 2014.

Le mot radical est un emprunt au latin qui désigne à partir du XVIIe siècle, conformément à son étymologie, ce qui est relatif à la racine de quelque chose, à son origine, à ses causes profondes, surtout dans les domaines scientifiques. Par extension, il a ensuite qualifié ce qui est intense, puissant.

Dans le champ politique, il a désigné à partir du XIXe siècle ce qui a trait au radicalisme, c’est-à-dire en France au Parti Radical et en Angleterre aux idées de Jeremy Bentham, qui ont en commun d’avoir un projet politique profondément réformiste, voire révolutionnaire, très ancré à gauche (attachement à la démocratie, à la laïcité, à l’égalité, au suffrage universel, voire au socialisme), et qualifié d’extrémiste par leurs opposants. Par extension, il a été utilisé pour désigner une attitude intransigeante et jusqu’auboutiste. C’est à propos du radicalisme qu’est inventé le verbe radicaliser, au dix-neuvième siècle, pour désigner le fait d’adhérer au Parti Radical ou aux idées de ce parti, d’où par extension le sens « rendre fondamental » (retour à l’étymologie de la racine) ou « rendre extrémiste ». Le mot radicalisation a été dérivé du verbe à partir des années 1930, pour nommer le fait de (se) radicaliser, notamment donc en relation avec le Parti Radical ou, plus largement, des mouvements révolutionnaires de gauche.

Ce n’est qu’à partir des années 2000 et surtout 2010 qu’il a été utilisé avec ce sens actuel, à la fois beaucoup plus large (tout projet sociétal) et beaucoup plus caractérisé (action violente) :

« Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ».

On notera, non sans un sourire ironique, que la Ministre de la Justice en poste jusqu’en 2016, Christiane Taubira, est membre du Parti Radical de Gauche…

De quoi parle-t-on, exactement ?

Si l’on examine de près les documents officiels diffusés par les institutions dans leurs actions de « prévention et de détection de la radicalisation », on remarque très rapidement un amalgame simpliste, d’autant plus grave qu’il est véhiculé par des textes particulièrement flous. Sur un prospectus du Ministère de l’Intérieur diffusé dès janvier 2015 et que l’on retrouve sur le site indiqué, on voit écrit ceci en première page (page qui a également été placardée comme affiche) :

« Radicalisation violente, enrôlement djihadiste.

Familles, amis, agissez sans attendre.

http://www.stop-djihadisme.gouv.fr ».

En page 2, on trouve la définition suivante :

« La radicalisation est un changement de comportement qui peut conduire certaines personnes à l’extrémisme et au terrorisme ».

La radicalisation n’est donc pas forcément violente, extrémiste, terroriste. Du coup, on voit mal sur quoi se fonder pour justifier de lutter contre cette radicalisation qui ne serait qu’un « changement de comportement », tant qu’elle n’a pas conduit à ces excès – sauf à sous-entendre une politique d’hygiénisme de la pensée qui ne tolèrerait que des idées modérées et qui condamnerait des faits avant même qu’ils soient commis : grave violation des Droits humains qu’a instaurée l’état d’urgence en France en 2016.

Le voile est évidemment levé (c’est le cas de le dire) avec l’intitulé du site : stop jihadisme. En fait, c’est exclusivement une « radicalisation » musulmane à potentialité djihadiste qui est visée, et le « changement de comportement » est implicitement celui de musulmans qui adopteraient des comportements religieux plus marqués, décrits de façon allusive à la page 3 du prospectus :

« Changement de comportements familiaux, sociaux, scolaires, alimentaires, vestimentaires, linguistiques… »

Cet implicite est permanent et confirmé par d’autres documents du même type. Ainsi, les 13 et 14 janvier 2016, l’institut national des hautes études de la sécurité́ et de la justice et le comité interministériel de prévention de la délinquance organisaient à l’école militaire de Paris un séminaire intitulé La radicalisation en France . La première journée portait sur « Les ressorts de la radicalisation » et la deuxième sur « Les réponses des pouvoirs publics ». La radicalisation en question n’est jamais précisée : on pourrait croire qu’il s’agit de toute forme de radicalisation dans tous domaines (ce qui serait inquiétant en termes de liberté d’opinion, de pensée, d’expression, de convictions politiques ou religieuses). Mais les titres des interventions et des intervenants permettent de décoder facilement l’implicite :

« Délinquance, fondamentalisme musulman, radicalisation violente, islamologie, salafisme, imam, cultes, terrorisme, sûreté de l’État, criminalité, prosélytisme radical ».

En fait la « radicalisation » visée est seulement celle, potentielle ou avérée, de musulmans dits « fondamentalistes salafistes violents, délinquants ou criminels, portant atteinte à la sûreté de l’État par du terrorisme… ».

En mars 2016, le Comité interministériel de prévention de la délinquance a publié un long document (109 pages) intitulé Guide interministériel de prévention de la radicalisation, qui couvre et mobilise en 26 fiches la totalité des services de l’État dans cette prévention. Si la radicalisation n’y est toujours pas analysée précisément (malgré l’usage du terme des dizaines de fois dans le texte), une définition sommaire en est donnée (celle de Khosrokhavar citée ci-dessus), et l’on voit très vite qu’il ne s’agit, une fois de plus, que de musulmans : dès l’introduction sont nommés la Syrie et l’Irak, le site stop-djihadisme, puis les cadres religieux musulmans…

Enfin, le Ministère de l’Éducation nationale a publié parallèlement en 2015 son propre livret de prévention de « la radicalisation des jeunes ». La radicalisation n’y est pas non plus précisée et certains passages peuvent même laisser penser que d’autres « radicalisations » que djihadiste y seraient concernées. On y trouve une autre définition, encore plus large, de la radicalisation :

« La radicalisation, c’est l’action de rendre plus intransigeant le discours ou l’action ».

On chercherait donc à empêcher toute intransigeance dans les convictions – me voici donc radicalisé puisque je ne transige pas à propos des Droits humains ! Le document ajoute aussitôt que :

« La radicalisation peut s’exprimer par la contestation violente de l’ordre public et de la société́, ainsi que par la marginalisation vis-à-vis de celle-ci »

Voilà tou-te-s les militant-e-s altermondialistes considéré-e-s comme « radicalisé-e-s », d’autant que la notion de violence (verbale ?) n’est pas précisée !

Le document ajoute que « la radicalisation relève d’un processus ‘d’emprise mentale’ » et cite la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires : nous voilà, allusivement, dans le champ du religieux, et plus précisément du djihadisme, auquel renvoient aussi plus loin les termes d’endoctrinement, de terrorisme, de religion (mais on y ajoute idéologie), et bien sûr le fameux site stop-djihadisme.com… Il est quand même ahurissant que le document le plus inquiétant idéologiquement et le moins clair soit celui de l’Éducation nationale.

Des implicites sournois et dangereux

Radicalisation n’est décidément pas un terme adapté.

Premièrement parce que, dans le champ politique, il désigne historiquement des progressistes humanistes tout à fait opposés aux obscurantistes meurtriers dont on parle aujourd’hui.

Deuxièmement parce qu’il embarrasse au point que ses utilisateurs et promoteurs principaux n’arrivent ni à le définir de façon claire ni à se mettre d’accord entre eux.

Troisièmement parce qu’il laisse entendre que toute radicalité est en soi dangereuse et pourrait conduire au terrorisme.

Quatrièmement parce que son usage non spécifié mais implicitement réservé à un fanatisme religieux précis crée à la fois de la stigmatisation et de l’injustice pour les populations concernées par cette religion.

Cinquièmement parce qu’il laisse penser que les fanatiques en question ne font qu’appliquer leur religion de façon intransigeante et intense (sens de « radical »), ce qui fait croire que c’est bien l’islam qui est la racine du mal dit islamiste, djihadistes, terroriste : que les tueries auxquelles on assiste trouvent leurs fondements dans leur religion elle-même, dont on encourage ainsi le rejet par le reste de la population.