Vie dans une yourte

« Fainéant, cynique, extrême » : il abandonne les nanotechnologies pour vivre dans une yourte

Harassé par sa lutte contre l’aveuglement scientifique face aux nanotechnologies, Benjamin Caillard a démissionné de l’enseignement supérieur pour se régénérer au cœur de la forêt landaise.

Complément d’info : Vendredi 8 septembre 2017, Emmanuel Macron a déclaré qu’il ne « cèderait rien aux fainéants, aux cyniques, aux extrêmes ».

Article paru dans reporterre.net

La petite route mal goudronnée qui mène au bout de l’allée du Roumegous s’achève en cul-de-sac, au milieu de la pinède landaise. Un garçon sort d’une maisonnette en briques roses et me salue ; je cherche un certain Benjamin Caillard, lui dis-je. Il hausse les épaules : aucune idée, plusieurs personnes passent et vivent ici. Je scrute les alentours. Une prairie, quelques voitures vides, et la forêt, touffue.

Je sors le courriel que Benjamin nous a envoyé en mars dernier, et relis ses vers : « L’eau, l’air et la terre en nous ne forment qu’un, nous sommes le grand chêne, nous sommes le saule, le cèdre, nous sommes le hêtre face au néant. » J’y suis donc. Je jette un regard à la signature, intrigante, qui m’a poussée jusqu’au fond des Landes : « Un ancien maître de conférence en micro et nanotechnologies, qui a démissionné l’an dernier. »

Quelques instants plus tard, un homme d’une quarantaine d’années, cheveux en bataille et short déchiré, s’approche à grandes enjambées. D’un sourire, il se présente — « Benjamin Caillard » —, et m’invite à le suivre sur un chemin de terre. Plus loin dans la forêt, au détour d’un poulailler, une yourte apparaît dans une clairière, entourée de fougères roussies par le soleil. Toilettes sèches, panneaux solaires, poêle à bois. C’est là que Benjamin vit depuis plus d’un an, en autonomie. Il s’excuse du bazar, nous sert une tasse de café noir, se roule une cigarette, puis commence son récit. Les mots fusent, l’histoire s’écoule en gros bouillons, parfois dispersés. Car, derrière son sourire doux, cet ermite des temps modernes cache un tempérament de fonceur et une vie tumultueuse. Une fois la touche Play enclenchée, plus moyen de l’arrêter.

« Que de révolutions à venir pour le progrès de l’humanité ! » 

De son enfance entre Paris et la Nouvelle-Calédonie, il garde le souvenir des baignades dans les rivières océaniennes, des démonstrations politiques de son père, indépendantiste caldoche, mais surtout de sa passion pour les sciences. « J’étais hyper scientiste : j’avais une confiance totale, une croyance, dans des innovations technologiques, qui allaient apporter plus de bien-être à l’humanité. » Ado, il dévore chaque nouveau numéro de Sciences et Avenir, s’intéresse à tout ce qui touche au progrès technique : mécanique, chimie, optique, biologie… C’est ainsi qu’il se retrouve tout naturellement dans une prépa scientifique puis dans une école d’ingénieurs en électronique. Après une thèse sur la fiabilité des systèmes microélectroniques, il s’envole pour le Japon, au sein d’un laboratoire de recherche tokyoïte.

Baigné dans l’océan des nouvelles technologies, il découvre avec un mélange de curiosité et de prudence les nanotechnologies, ces techniques fondées sur la maîtrise de l’infiniment petit. « Du tricotage d’atomes », résume-t-il. « J’étais émerveillé par les possibilités offertes par ces particules : des écrans solaires super efficaces au dioxyde de titane, des molécules de médicament parfaitement dosées transportées dans la cellule exacte grâce à une nano… que de révolutions à venir pour le progrès de l’humanité ! »

Mais, très vite, le doute s’immisce. Depuis tout jeune, Benjamin cultive en effet un esprit rebelle. Il aime poser les questions qui dérangent, ébranler les certitudes. Jeune adulte, il s’initie au cannabis, et « développe une empathie et une connexion profonde avec la nature », assure-t-il. En bon scientifique, il se passionne alors pour le climat et l’étude des écosystèmes. Peu à peu, sa conscience écologiste s’affirme, et son cœur rompu au cartésianisme se gonfle de révolte.

« Je suis devenu radical dans mon mode de vie — que du bio et du vélo, raconte-t-il. Mais je continuais à travailler dans la microélectronique, persuadé que je pourrais faire bouger les choses dans le bon sens. » Entretemps, Benjamin s’est établi en Gironde, où il a décroché un poste de maître de conférence en micro et nanotechnologies au sein de l’université d’excellence de Bordeaux. « J’avais conclu une sorte de contrat moral avec moi-même : faire mon métier de la manière la plus intransigeante et éthique possible. »

« Mais, vous savez, les gens n’ont pas envie de savoir » 

Face à la « fascination béate » de ses collègues envers les « nanos », il creuse les zones d’ombre, épluche les rapports sur les risques sanitaires et environnementaux. Car ces particules de taille atomique — la différence de taille entre une nanoparticule et une orange est la même qu’entre une orange et la Terre — peuvent pénétrer le derme et les cellules, avec des effets toxiques avérés, quoique mal étudiés. Malgré les dangers, près de 2.000 produits contiendraient des nanoparticules : aliments, cosmétiques, emballages en tout genre. Or, nos stations d’épuration et autres centres de gestion des déchets ne savent pas traiter des substances aussi infimes. Toutes ces nanos toxiques se retrouvent donc dans les écosystèmes… et advienne que pourra ! Comme nous vous l’avions raconté dans notre dossier sur ces technologies, Benjamin Caillard acquiert très vite une certitude : « On est en train de nous refaire l’amiante. »

Benjamin se lève, se ressert un café. Autant les anecdotes affluent vite, autant il rythme ses explications scientifiques de silences pensifs. « Une seule nanoparticule peut tuer une cellule, à partir du moment où elle est suffisamment petite pour traverser la peau, insiste-t-il. On appelle cela l’effet de taille. Et n’importe quel procédé industriel, même parfaitement calibré, présente le risque de produire des nanos trop petites. Cela sera peut-être mille particules sur des milliards, mais cela suffit pour être nocif. » Or, moins de 10 % des recherches sur les nanos concernent l’étude des risques.

Il tente alors d’alerter ses collègues. En vain. Lors du débat national sur les nanotechnologies, en 2009, il interpelle plusieurs éminences grises. « À ma question sur le manque de débats concernant l’éthique et l’environnement, on m’a répondu clairement : mais, vous savez, les gens n’ont pas envie de savoir. » Pour lui, c’est le déclic, l’étincelle qui allume la mèche et le mènera, sept ans plus tard, à la démission. « Dès ce moment, je n’ai cessé de pointer les risques et dénoncer l’omerta, et je n’ai cessé de me prendre des murs. »

« La classe sociale des chercheurs se plaît dans cette activité intellectuelle stimulante, reconnue, bien payée, elle n’a pas du tout envie qu’on remette en cause ses objets de recherche ou ses méthodes, avance-t-il. Nous sommes censés être l’élite, mais être BAC +8 n’amène pas à plus de conscience politique. » Avec d’autres moutons noirs, il monte des projets de recherche sur l’éthique des nanos et sur les low techs : tous sont retoqués. Puis il bataille au côté de syndicalistes pour le remplacement des hottes aspirantes, déclarées défectueuses alors qu’elles permettent — quand elles sont en bon état — de limiter les inhalations de nanoparticules par les chercheurs.

La yourte, un petit cocon d’une vingtaine de mètres carrés 

En parallèle, il monte une conférence gesticulée avec l’aide de la Scop Le Pavé, sur les nanos et la recherche scientifique. À la fin du spectacle, sorti en 2012, il assure : « Je ne vais pas démissionner, car il est important, voire essentiel, de changer le système de l’intérieur. » Mais peu à peu, il s’épuise. Le « taureau », comme certains l’appellent, se met dans le rouge. Jusqu’au point de non-retour : en 2016, il démissionne. « Je reste persuadé que pour changer un système, il faut lutter avec — donc en étant dedans —, sans — en autonomie — et contre — par des actions directes, insiste-t-il. Seulement, je n’avais plus l’énergie de me battre depuis l’intérieur. » Il dit avoir manqué de subtilité et de persévérance. Mais comment faire quand les portes se claquent et que les fenêtres se ferment ?

Au cœur de la forêt, une bruine fine s’est mise à couler. Benjamin entre dans la yourte, son petit cocon d’une vingtaine de mètres carrés. Deux lits mezzanines — un pour lui, un pour sa fille — entourent une petite table à manger et un poêle, installés sous un puits de lumière. Au milieu, le sol est plus bas d’un mètre, afin d’apporter un peu de fraîcheur les jours de canicule. La douche se trouve à l’orée du bois, entre les chênes. Quant aux toilettes, elles sont installées au milieu des fougères. « Je me sens bien ici, c’est moins confortable qu’un appartement, mais je suis plus en cohérence avec moi-même. »

Il participe aux travaux collectifs de Potabilis, l’association qui gère l’écolieu sur lequel il a posé bagages et yourte. Potager, four à pain, construction en palettes. Ils sont cinq à vivre en permanence sur les 37 ha appartenant à Béa, à l’origine du projet : « Depuis 2009, nous cherchons à faire revivre ce lieu, en accueillant des personnes, de manière temporaire ou plus pérenne, m’explique cette ancienne employée de Total, revenue vivre dans le berceau familial, situé à trois quarts d’heure de Bordeaux. Chacun vit de manière indépendante, mais nous essayons de créer une oasis, dans l’esprit des Colibris. »

« Il faut trouver une navigation entre cœur et cerveau, une harmonie entre intelligence, ressenti, action » 

Benjamin n’a pas pour autant renoncé à toute forme d’interaction avec notre société : il s’est formé à l’accompagnement organisationnel de collectifs. Éducation populaire, pédagogie active, dynamiques de groupe, communication non violente. « Mes années de militantisme et d’enseignement, mon travail de conférencier gesticulant m’ont donné envie de transmettre mon expérience, de poursuivre le combat que je menais, mais sous une forme différente. »

À l’instar d’Alexandre Grothendieck, ce prestigieux mathématicien devenu ermite, il cherche à recréer du lien entre émotions et raison. « Lui disait que la recherche lui avait volé ses émotions, cite-t-il. Je pense aussi qu’il faut trouver une navigation entre cœur et cerveau, une harmonie entre intelligence, ressenti, action. » C’est ce qu’il appelle l’écologie mentale, essentielle à ses yeux, tout comme l’écologie sociale (la justice et l’harmonie entre êtres humains) et environnementale (la préservation des écosystèmes). « Ici, je vis à mon rythme et à celui de la nature : je me lève au chant des oiseaux, me lave sous le regard des chevreuils, travaille dans l’odeur des pins. Je suis parfois seul, peut-être trop, mais me sentir connecté, à moi, à ce et à ceux qui m’entourent, me rend profondément heureux. »

19 h, le soleil décline à travers les arbres. Nous parlons depuis plus de neuf heures, sans interruption. Avant de reprendre ma route vers la « civilisation », Benjamin me demande : « Comment as-tu compris toute mon histoire ? » Selon moi, son cheminement recoupe celui de celles et ceux qui se heurtent à un système destructeur, s’épuisent en tentant seul de le faire bouger, puis reviennent à l’essentiel, puiser leur renaissance : dans la forêt.