Qu’est-ce que l’écologie politique ?

« L’écologie politique s’affirme comme une réflexion critique de la modernité »

C’est une citation de Pierre Madelin

Philosophe de formation, traducteur, Pierre Madelin vit depuis 2012 dans l’État mexicain du Chiapas, où le mouvement zapatiste est actif depuis 1994. Il est également l’auteur d’un brillant essai, « Après le capitalisme : Essai d’écologie politique », publié chez Écosociété. Dans cet ouvrage, Pierre Madelin analyse le capitalisme, ses effets néfastes sur l’environnement et tente de tracer une voie de sortie décroissante, radicale et libertaire. Un essai que devraient se procurer tous ceux qui s’intéressent sincèrement à l’écologie politique, mais dont ne parleront jamais les grands médias, trop occupés à promouvoir le “capitalisme vert”, le “développement durable” et autres bêtises néolibérales. Nous avons décidé de réparer partiellement cette injustice avec un entretien-fleuve sur son dernier livre.

 

https://comptoir.org/2017/09/04/pierre-madelin-lecologie-politique-saffirme-comme-une-reflexion-critique-de-la-modernite/

Extraits de son interview

Le Comptoir : Dans ton livre tu expliques que « la modernité est traversée par une tension entre deux grandes significations imaginaires : une de domination rationnelle du monde […] et une d’autonomie. » Pour toi, il faudrait se défaire de la première et préserver la seconde. Est-ce réellement possible ? L’autonomie n’est-elle pas intrinsèquement liée à la domination rationnelle du monde ?

Pierre Madelin : Je suis en effet parfaitement d’accord avec Cornelius Castoriadis pour dire que la modernité est traversée par une tension entre deux grandes significations imaginaires : une signification imaginaire de domination rationnelle du monde, et une signification imaginaire d’autonomie. Pendant longtemps – c’est tout le sens des philosophies progressistes de l’Histoire –, on a pensé que ces deux significations imaginaires étaient indissociables l’une de l’autre, que l’émancipation des hommes passait nécessairement par la soumission de la nature. Aujourd’hui, nous savons qu’il n’en est rien. Non seulement l’autonomie se trouve menacée là même où elle s’était affirmée avec le plus de vigueur depuis deux siècles, c’est-à-dire dans l’espace politique (quelles que soient les imperfections de la “liberté” dans les régimes libéraux, la laïcité marque bien une autonomie du politique par rapport au religieux, les libertés fondamentales une autonomie de l’individu par rapport au corps social et à l’arbitraire de l’État, etc.), mais notre maîtrise croissante (ou notre illusion de maîtrise) de la nature et l’avancée du capitalisme qui l’accompagne détruisent également l’autonomie des individus et des sociétés dans leurs espaces domestiques et communs, comme s’est employé à le montrer Ivan Illich dans l’ensemble de son œuvre.

Jamais société n’avait porté l’étendard de la liberté avec autant d’ardeur, et jamais pourtant elle n’avait détruit avec autant de zèle les formes concrètes de la liberté et de l’autonomie. Jamais en effet notre vie quotidienne n’avait été à ce point asservie à des structures hétéronomes ; aujourd’hui, la satisfaction du moindre de nos besoins fondamentaux – l’accès à l’eau, à l’électricité, à l’habitat, à la nourriture, au chauffage – est tributaire de systèmes politiques, industriels et économiques complexes et fragiles sur lesquels nous n’exerçons aucun contrôle. Non seulement l’autonomie n’est pas la fille du progrès des sciences et des techniques, mais il semble au contraire que chaque “progrès” dans la possession de la nature s’accompagne d’une avancée proportionnelle dans la dépossession de la capacité des individus et des communautés humaines à assurer par eux-mêmes leur reproduction matérielle et symbolique, à décider de façon indépendante de l’orientation qu’ils souhaitent donner à leur propre vie. De ce point de vue, il me semble urgent d’orchestrer le divorce de ces deux significations imaginaires, de libérer le projet d’autonomie de son asservissement pluriséculaire au projet d’arraisonnement du monde à la puissance illimitée de la volonté humaine. La chose n’est pas facile, je l’admets, et nous avons là un vaste chantier philosophique et politique en perspective…

Selon toi, « toute attitude révolutionnaire authentique impliquera néanmoins une dimension conservatrice parce que son but premier devra être de conserver le monde en tant que monde, en le préservant des “bouleversements incessants” et destructeur auquel la logique capitaliste le soumet. » L’écologie politique est-elle la seule capable de concilier ces deux impératifs conservateurs et anticapitalistes ? N’y a-t-il pas le risque de tomber dans la révolution conservatrice d’extrême droite ?

En critiquant l’héritage de la signification imaginaire de domination rationnelle du monde tout en assumant celui de la signification imaginaire de l’autonomie, l’écologie politique s’affirme clairement comme une réflexion critique de la modernité sur elle-même, et non – la nuance est cruciale – comme une critique de la modernité en soi, comme le voudraient ceux qui entendent la réduire à une pensée réactionnaire. Critique, parce que tout en admettant que l’ordre social est toujours auto-institué et en refusant l’hétéronomie caractéristique des sociétés traditionnelles et religieuses, elle s’oppose au projet moderne d’une table rase et d’une auto-fondation rationnelle de la société qui ne tiendrait pas compte des relations socio-écologiques qui nous constituent. S’il ne peut y avoir de table rase ou d’arrachement définitif au passé, c’est au premier chef parce que toute société est structurellement dépendante d’une réalité qui la précède et dont elle hérite indépendamment de sa volonté, c’est-à-dire de façon hétéronome : la nature. Moderne, parce qu’elle ne considère pas pour autant que cette réalité irréductiblement hétéronome qui est au cœur de toute vie humaine doive fonder les institutions sociales, et qu’elle demeure au contraire attachée à la perspective proprement révolutionnaire d’une transformation radicale de la société.

« Le capitalisme renvoie en dernière instance à la domination d’un mécanisme impersonnel qui s’impose plus ou moins à tous »

Pour jouer sur les mots, disons que si d’un point de vue ontologique et anthropologique, l’écologie est une déclaration d’interdépendance, marquée par la reconnaissance du lien et de la dette qui nous rattachent au monde et aux êtres – humains et non-humains – qui le peuplent, elle est en revanche d’un point de vue politique et économique résolument une déclaration d’indépendance, la volonté de recréer de l’autonomie là où celle-ci a été détruite par l’interdépendance mortifère engendrée par le marché mondialisé. L’interdépendance est un fait ontologique et anthropologique auquel il est inutile et stupide de vouloir “s’arracher”, mais la forme concrète que nous donnons à cette interdépendance – hiérarchique, égalitaire, etc. – est en revanche une création socio-historique contingente que nous avons la liberté de modifier. Autrement dit, l’interdépendance sociale est ontologique dans sa substance, mais pas dans sa forme, et c’est ce qui distinguera toujours d’après moi l’écologie politique telle que je la défends de ses récupérations par l’extrême droite ou par des motifs identitaires quels qu’ils soient, car il ne s’agit en aucun cas d’invoquer une nature ou un ordre naturel pour assigner aux individus une place non négociable dans la société (ce qui revient le plus souvent à légitimer un ordre social injuste).

Tu mets de côté deux lectures du capitalisme. La première selon laquelle la lutte de classe est motrice du capitalisme et où le prolétariat doit libérer la société. La seconde, la “culturaliste” selon laquelle la domination capitaliste est celle des valeurs occidentales. Mais n’est-ce pas réaliste de dire que le capitalisme repose sur une exploitation de classes, et que certains ont objectivement intérêt à y mettre fin, et que son expansion correspond à une « occidentalisation du monde », comme l’a expliqué Serge Latouche ?

Une question massive ! Je m’oppose effectivement aux lectures classiste et culturaliste de la domination capitaliste que tu viens d’évoquer. Il ne s’agit évidemment pas de nier que les sociétés capitalistes soient caractérisées par des différences de classes et par des formes de domination de classe, mais simplement de souligner que celles-ci ne permettent pas d’en déterminer la spécificité historique, dans la mesure où la stratification de la société en classes (ou en castes) se retrouve sous différentes modalités dans la plupart des civilisations pré-capitalistes.
Je me range plutôt du côté de la théorie critique de la valeur (voir Anselm Jappe en France) lorsqu’elle soutient que le capitalisme renvoie en dernière instance à la domination d’un mécanisme impersonnel qui s’impose plus ou moins à tous (avec d’immenses différences bien sûr, un prolétaire chinois ou mexicain subissant celle-ci de façon bien plus violente qu’un membre de la classe moyenne européenne), et que, si la lutte des classes existe bel et bien, elle est immanente au capitalisme, conduisant le plus souvent les groupes dominés à revendiquer une meilleure répartition du capital, mais pas nécessairement à le remettre en cause, notamment dans sa dynamique écocide.

Pour répondre à la seconde partie de ta question, il existe en effet aussi chez certains auteurs une tendance à penser la domination capitaliste et les conflits qui en découlent en des termes que nous nommerons “culturalistes”. Dans cette perspective, la domination du capitalisme recouvre une domination plus profonde, celle de l’Occident et de ses “valeurs” sur le reste du monde. Si l’emprise du Capital sur nos vies est en dernière instance celle des valeurs occidentales (celles du judéo-christianisme, et de leur sécularisation à l’âge moderne dans le cartésianisme), alors il convient de se tourner, pour imaginer une société post-capitaliste, vers des sociétés non-occidentales, en l’occurrence vers les populations indigènes du monde entier, dont les “valeurs” et la rationalité propre, davantage tournées vers des principes relationnels, seraient beaucoup plus à même de féconder une relation de réciprocité avec la nature.

« De fait, nombre de populations indigènes perpétuent des modes de vie dont l’impact écologique demeure limité, et à cet égard, nous avons beaucoup à apprendre de leurs savoir-faire. »

Je pense pour ma part que rien ne prédispose les populations indigènes à s’opposer au règne du Capital et à ses effets dévastateurs sur la nature, tout comme rien ne prédispose l’Occident à perpétuer indéfiniment une relation destructrice avec le monde naturel. Là encore, il ne s’agit pas de nier que les populations indigènes, en raison de leur ancrage dans un territoire spécifique et des valeurs non-instrumentales qu’elles associent souvent à ce territoire, soient parfois mieux disposées et mieux préparées que d’autres groupes sociaux à la préservation de leur environnement. De fait, nombre de populations indigènes perpétuent des modes de vie dont l’impact écologique demeure limité, et à cet égard, nous avons beaucoup à apprendre de leurs savoir-faire. Mais cela ne signifie pas non plus que ces populations soient “par nature” respectueuses de la nature.