Ni anthropocène, ni capitalocène

Le problème, c’est le mégalocène !

Les sociologues ne voient qu’une masse d’humains homogénéisés — résultat de la liquéfaction des sociétés, suite au rouleau compresseur de l’occidentalisation. Une société « liquide » (Zygmunt Baumann), car on a liquidé les différences culturelles suite au génocide culturel appelé « ethnocide » depuis Condominas et Jaulin. But : suite au « devoir des races supérieures, le devoir d’apporter la civilisation aux races inférieures » (Jules Ferry 1885, et Léon Blum, 1925), transformer tous les peuples traditionnels en peuples modernes, enclencher partout l’exode rural (lire de Bitoun et Dupont : Le sacrifice des paysans, une catastrophe sociale et anthropologique), et l’exode hors des forêts, des zones semi-arides, des steppes, des toundras, des peuples nomades, des peuples chasseurs-cueilleurs, ou des peuples pratiquant aussi une agriculture discrète en milieux tropicaux, autant de peuples que les « civilisés » nomment avec condescendance : « sauvages » ; exode hors des campagnes ou hors des forêts menant à l’entassement actuel de plus de 50% des humains en ville…  — et de cette masse d’humains homogénéisés, résultat de l’ethnocide, résultat en forme de jus insipide, ce liquide nauséeux qui s’écoule suite à des siècles de colonisation, ces sociologues souvent d’inspiration marxiste ne critiquent que l’inégalité entre riches et pauvres, ce qui les mène à critiquer le terme « Anthropocène », comme si tous les humains avaient une même responsabilité face à une biosphère de plus en plus abîmée.

Exact : ce sont les riches qui détruisent la planète (Cf. le livre d’Hervé Kempf), ce sont eux qui ont un mode de vie à forte empreinte écologique et qui, donc, sont les principaux émetteurs de gaz à effet de serre, ces oligarques et autres « propriétaires des moyens de production », dont les nouveaux milliardaires qui se mettent à pulluler en Chine et autres pays qui sombrent (et non « émergent ») dans la stupide copie du mode de vie (suicidaire) des vieux pays industriels.

D’où le succès du terme alternatif de « capitalocène », qu’Armel Campagne, l’élève de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, a choisi pour son livre (éd. Divergences, décembre 2017), et dont traite le livre d’Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capital (éd. La Fabrique, mars 2017).

Cette homogénéisation n’a qu’un but : faciliter la circulation de la Marchandise, tout doit être « liquide » pour fluidifier le commerce et l’inextinguible soif d’enrichissement des riches, car le pouvoir, c’est la puissance, un tropisme qui semble irrésistible depuis ses débuts dans les premières cités-états en Mésopotamie, il y a 6 000 ans.

Le point de vue des ethnologues est différent :

Il y a une autre inégalité : pas que l’inégalité sociale dans une société globalisée, entièrement occidentalisée, encore que même là, il faudrait souligner la responsabilité des classes moyennes, complices des multinationales en obéissant avec complaisance aux ordres des publicitaires en consommant avec enthousiasme les produits des supermarchés, donc pas seulement la responsabilité des « 1% » !

Dans ce domaine, les derniers arrivés au banquet de la société de consommation sont souvent les plus acharnés à en acheter les produits à la mode, ce qui explose la vieille partition en « classes sociales » des marxistes, comme l’avait vu Marcuse dès les années 1960 : la révolution ne peut plus venir des prolétaires, puisqu’ils admirent (lire Veblen !) le mode de vie des bourgeois, ne faisant que les jalouser. Donc le contraire de ces fils de bourgeois qui auront l’audace de renoncer au désir d’enrichissement en épousant la subversion hippie ou les courants écolos menant au désir de vie simple. Preuve : l’extrême faiblesse du mouvement hippie en Chine et en Inde !

Oui, il y a une autre inégalité, bien plus fondamentale, observée par les ethnologues au point de vue bien plus Deep History, plus profond, plus clairvoyant sur la longue durée.

Les humains sont membres de cultures très diverses, « Anthropos », ce n’est pas que l’Occident avec les 5% des langues parlées dans le monde, des langues qui véhiculent des visions du monde anthropocentriques, soit à partir des croyances monothéistes, soit à partir de la religion de la croyance à cette mythologie qui résume l’histoire du monde à celle d’un progrès inéluctable, progrès à atteindre grâce au développement économique.

Croire cela, c’est être raciste, car c’est mépriser les peuples qui parlent 95% des langues du monde et qui transmettent par ces langues des philosophies, des sagesses biocentriques. C’est mépriser les Pygmées, les Sans du Kalahari, les centaines de peuples papous et mélanésiens, les Aborigènes d’Australie, les Touaregs, les Inuits de l’Arctique, les Nenets et les Evenks et autres peuples de l’immense Sibérie et les centaines de peuples autochtones des Amériques.

« Anthropos », c’est donc une incroyable diversité culturelle, et faire croire depuis l’invention du terme « Anthropocène » par le chimiste Paul Crutzen dans son article de la Newsletter n° 41 de Global Change, IGPB parue en 2000, que tout ce qui va mal sur Terre, c’est de-la-faute-à-« L’homme », c’est oublier que les êtres humains sont de cultures extrêmement diverses.

Non ! Ce n’est pas de la faute des Aborigènes d’Australie ! Ce n’est pas de la faute des Pygmées, ni des Yanomamis d’Amazonie ! Faire le mauvais diagnostic en se trompant sur la cause du mal qui détruit la biosphère, c’est ne pas se donner les moyens de guérir la maladie. Le mal, ce n’est pas « l’Homme », « Anthropos » !

Il ne faut pas en vouloir à ce chimiste, jamais sorti de son laboratoire : il ignore que les hommes ne sont pas tous des Occidentaux courant comme lui les congrès scientifiques. Il ignore tout des sciences humaines, et depuis son petit monde d’adorateurs de la technique, il ne voit comme solution à la catastrophe écologique qui pointe, qu’encore plus de technique pour résoudre les problèmes engendrés par la technique : c’est un adepte de la géo-ingénierie, ainsi que le dénonce Clive Hamilton dans ses deux livres traduits en français.

Le mal, ce n’est pas le « capitalisme », ce qui laisserait supposer que si la société industrielle était gérée autrement, c’est-à-dire par les anticapitalistes que sont les communistes, les usines cesseraient soudain de polluer, de produire des gaz à effet de serre !

Non ! Le mal est plus profond : c’est l’industrialisme de Marx, Saint-Simon et Keynes ou Hayek qu’il faut remettre en cause. Ce sont tous les auteurs de l’anti-industrialisme qu’il faut relire, comme Thoreau, Tolstoï ou Gandhi, [et les auteurs de l’Encyclopédie des Nuisances, et Bernard Charbonneau, et Jacques Ellul, et tous les autres, NdE] et aujourd’hui Derrick Jensen (Écologie en résistance, stratégies pour une terre en péril : 2 volumes, 2016 et 2017, www.editionslibre.org).

L’industrialisme n’est finalement qu’un moyen d’accélérer la production pour s’enrichir plus vite : une arme de plus pour les états obsédés depuis le début par la course à la puissance : envahir pour ne pas être envahi. La première arme étant d’enrégimenter des peuples jadis autonomes et de taille modeste pour constituer des structures inégalitaires en vue de l’efficacité militaire, des structures les plus peuplées possibles pour ponctionner les soumis à coups de taxes et d’impôts, signe tangible de l’État : plus l’État soumet des tribus, des peuples, plus l’argent rentre dans ses caisses, et plus il peut armer des troupes puissantes pour agrandir encore son espace de pouvoir. Voir aujourd’hui la mentalité des technocrates de l’Union Européenne, des États-Unis, de l’Inde ou de la Chine : le toujours plus est inextinguible. Le faire, car sinon l’autre état concurrent va le faire : course pour le faire en premier. Pas le temps de réfléchir aux conséquences, par exemple l’épuisement des ressources, les pollutions, l’inhabitabilité à terme de notre biosphère. Courir juste parce que l’autre court, tropisme grégaire aussi stupide que ce troupeau de brebis qui bascule dans le ravin. Juste suivre, s’adapter comme dit Emmanuel Macron, rester dans la course.

Le mal est plus profond.

En amont, il y a la sortie du sens de la mesure, du sens de la limite, sortir de ce sens étant le signe de cette folie nommée « hubris » par les Anciens grecs.

La plupart des peuples, ceux parlant 95% des langues du monde, ont su, grâce aux philosophies biocentriques, garder le sens de l’équilibre tant vis à vis des autres espèces vivantes que vis-à-vis des autres sociétés humaines : grâce à la sagesse de ces visions du monde, ces peuples ont su garder le sens des limites, le sens de la mesure (lire Olivier Rey).

Comprendre cela, c’est comprendre que c’est la faute non de « l’homme » en général, mais d’hommes bien particuliers, et que c’est bien plus grave que la seule faute des « riches ». Les sociologues nous enferment dans le seul spectacle des récentes sociétés urbanisées, alors que notre espèce est morphologiquement stabilisée depuis 300 000 ans.

Les ethnologues ont une vue plus globale, plus profonde, donc sont plus à même de faire le bon diagnostic.

On n’arrêtera pas la Sixième extinction massive des espèces et le réchauffement climatique en se contentant d’une réformette : modifier la gestion du monde industriel en en changeant les propriétaires des moyens de production !

Non ! C’est le fait même de produire à grande échelle qu’il faut remettre en cause. Il faut remettre à l’honneur l’artisanalisme (William Morris ou Gandhi) et abandonner définitivement le rêve industriel.

Le bon diagnostic : accuser non pas « l’homme », mais certains hommes, ceux qui sombrent dans la folie des grandeurs, car ils sortent du cadre défini par les sagesses traditionnelles des 7 000 ou 8 000 peuples épris de biocentrisme. Il faut accuser l’anthropocentrisme des peuples qui se sont donné des visions du monde qui poussent à l’orgueil : l’homme au-dessus de toutes les espèces, l’homme séparé de la « nature » (Lire Descola, et encore mieux : Viveiros de Castro, pour comprendre ce qui fonde les ontologies anti développement comme l’explique Arturo Escobar dans le livre paru en avril 2018 : Sentir-penser avec la Terre). Sortir de cet orgueil, c’est aller encore plus loin que la récente mode accusant le « spécisme » qui ne vise que la moitié animale des espèces vivantes, en oubliant la moitié végétale : les peuples biocentriques savent que les plantes ont une sensibilité, et ils tiennent compte de la souffrance végétale au même titre que la souffrance animale.

Donc le bon diagnostic, c’est accuser cette hérésie apparue au milieu de l’ère géologique post ère des glaciations (= le Pléistocène), nommée « Holocène », hérésie qu’est le brusque virage vers la folie des grandeurs où ont sombré les peuples s’adonnant à cette cruauté que sont les sociétés inégalitaires qui créeront des États, hérésie apparue en plusieurs endroits de la Planète, pas qu’en Mésopotamie.

Appelons cette malheureuse ère géologique le « Mégalocène », qui est l’ère où certaines sociétés humaines parviennent à être dotées de moyens techniques si puissants qu’elles mettent en branle des forces comparables aux forces telluriques, comme la capacité à modifier à une vitesse encore jamais vue le climat global et la biodiversité.

Une fois ce diagnostic posé, grâce à la sagacité des ethnologues, leur « regard éloigné » comme disait Lévi-Strauss, leur capacité à embrasser le temps long, la maladie étant déterminée, le remède peut être envisagé, et ce remède est bien plus révolutionnaire que le simple passage du capitalisme au communisme !

Sauf à comprendre « communisme » au sens de « communisme primitif » : ce partage égalitaire pratiqué dans les groupes tribaux.

Le remède est à trouver dans les peuples encore locuteurs des milliers de langues qui échappent aux volontés mono-linguistes des États, ces peuples qui continuent à refuser l’occidentalisation et l’étatisation issues de la colonisation des empires européens ou chinois (la Zomia asiatique définie en 2001 par William van Schendel ou en 2006 par Jean Michaud, que les francophones ont découvert par le livre de James C. Scott traduit en 2013 : Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, son dernier étant Against the Grain, a Deep History of the Earliest States [excellent livre dont vous pouvez lire un bout de l’introduction ici, qui devrait sortir cette année aux éditions La Découverte, et dont le contenu est également décrit dans cet article, NdE]). Le remède est à trouver dans les milliers de peuples du centre de l’Inde, appelés « Adivasis », qui persistent à vivre traditionnellement dans leurs villages en luttant à la fois contre l’embrigadement maoïste (naxaliste) et l’embrigadement de l’Inde du Premier ministre Modi, obsédé d’ouvertures de chantiers miniers. L’un de ces peuples empêche encore toute colonisation : ceux de l’île de North Sentinele, au sud de l’archipel des Andamans. Arturo Escobar montre comment depuis les peuples autochtones des Andes et des peuples de Colombie émergent des pensées non développementistes[1] qui puisent leur argumentation dans leurs visions du monde millénaires. Rien à voir avec le marxisme des années 1960 qui n’amène qu’une autre forme d’occidentalisation, et donc encore des raisons de continuer l’entêtement à creuser toujours plus de mines : « l’extractivisme » décrit par Yves-Marie Abraham et David Murray (éd. Ecosociété, 2015) ou Anna Bednick (éd. Le Passager Clandestin, 2016). Sur une des îles du Vanuatu, celle de Bunlap, le peuple Saa a décidé lui aussi de sortir du « Mégalocène » en expulsant tous les agents de développement, les enseignants, les missionnaires, et en remettant à l’honneur leur langue natale. Leur but, vivre en totale indépendance économique et culturelle en pratiquant à nouveau le jardinage comme autrefois et la pêche artisanale.

Même si, ici en Europe, nous sommes les descendants des peuples les plus ethnocidés de la Terre : qui se rappelle duquel des 300 peuples gaulois il descend !?, il est encore possible de faire sécession et de sortir de la fuite en avant des technocrates de la Start Up Nation en faisant un « pas de côté » comme le montrait le film L’An 01, pour expérimenter des modes de vie loin de la démesure. Retrouver le sens des limites, retrouver la modestie écologique d’économies qui s’insèrent harmonieusement dans le milieu naturel, c’est par exemple ce qui se pratique sur l’espace bocager miraculeusement protégé par presque 50 années d’aménagement différé (ZAD) car depuis la fin des années 1960, le gouvernement gelait ces terres pour y faire atterrir le Concorde !

Prendre la mesure de l’énorme révolution nécessaire pour éviter l’écocide planétaire, c’est cesser de tourner son regard vers les lubies de Marx, Lénine, Mao ou Castro et Guevara, comme trop d’auto-désignés « révolutionnaires » le faisaient encore en Mai 1968, pour enfin admettre que les petits peuples que nous regardions avec mépris depuis que nous nous étions auto-désignés comme LA Civilisation[2] elle-même (1756), sont ces peuples qui peuvent nous donner les bonnes idées pour sortir de l’impasse où se trouvent les « civilisés ». Une telle subversion est en route par exemple sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à comprendre désormais comme une Zone pionnière, à l’avant-garde de l’Autonomie Définitive, une ZAD qui a pris la pleine mesure de l’ampleur des bouleversements nécessaires de nos modes de vie pour tourner le dos radicalement, donc au plus profond des racines même, à tout ce qui mène à l’ère géologique mortifère qu’est le Mégalocène.

En multipliant les Zones d’Autonomie Définitives partout, il sera possible d’éviter les raidissements dictatoriaux qui risquent d’accompagner l’effondrement des sociétés industrielles (en cela, Alain Deneault partage les prévisions du collapsologue Pablo Servigne), car comme le dit également Yves Cochet, c’est la géologie qui va vaincre l’industrialisme, dont une des formes est le capitalisme. Les données physiques sont implacables, et c’est de l’ignorer que la modernité va se fracasser sur le mur des limites des ressources naturelles.

Notes

1- Voir : « Le développement est-il colonial ? »

 http://www.journaldumauss.net/?Le-developpement-est-il-colonial

2- Voir : « Et si le problème, c’était la civilisation ? »

 http://partage-le.com/2017/10/7993/

http://partage-le.com/2018/04/9279/