Sentiment d’injustice et révolte sociale

Quelles que soient les causes structurelles, ce sont deux éléments ponctuels qui ont alimenté le sentiment d’injustice et déclenché la révolte des gilets jaunes : l’inéquité fiscale et l’inadéquation écologique. 

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Extraits

Les analyses du mouvement de protestation des gilets jaunes sont multiples. Certaines approches sont structurelles et ont pour projet de montrer que ce mouvement de protestation était en germe depuis plusieurs années, voire des décennies. Cette contribution privilégie une autre temporalité. Elle a pour objet de comprendre pourquoi les protestations des gilets jaunes ont émergé spécifiquement en cette fin d’année 2018. Les pratiques de pouvoir de l’actuel gouvernement ont été suffisamment analysées – spécifiquement les « petites phrases » du président – pour qu’il ne soit plus utile de les présenter. Par contre, les politiques socio-fiscales mises en œuvre et leur inadéquation à la question de la transition écologique constituent deux ruptures qui ont largement contribué à l’émergence d’un mouvement social inédit par son ampleur et sa durée.

Réformes socio-fiscales et sentiment d’injustice fiscale

Une des revendications majeures des gilets jaunes porte sur les prix des carburants et, plus globalement, sur leur pouvoir d’achat. « On ne s’en sort plus » est le leitmotiv ordinaire. Dans quelle mesure cette protestation est-elle fondée ? La notion statistique de pouvoir d’achat utilisée par l’Insee est celle du pouvoir d’achat du revenu disponible brut (RDB). Il se définit comme la somme de tous les revenus d’activité et des revenus du patrimoine ainsi que des transferts aux ménages (prestations sociales), moins les impôts et autres prélèvements sociaux. Le revenu réel qui reste à la disposition des ménages pour la consommation et l’épargne se calcule en déflatant l’indice des prix à la consommation de la croissance des revenus (le RDB).

Sur les dix dernières années, la politique de réduction du déficit public a principalement été assurée par une réduction du revenu disponible moyen des ménages (Insee, 2018). L’analyse de l’évolution du revenu disponible par décile montre que ce sont les ménages les plus aisés, ceux du 10e décile, dont le revenu disponible a été le plus affecté (-2,2%) sur la période 2008-2016. La baisse de leur RDB est due essentiellement aux réformes fiscales mises en œuvre de 2012 à 2017, notamment la suppression du bouclier fiscal, l’ajout d’une tranche marginale d’imposition sur le revenu pour les plus hauts revenus, et l’alignement de la fiscalité des revenus du capital sur celle du travail.

Si les ménages du premier décile, en raison du maintien du pouvoir d’achat des prestations sociales, ont connu une baisse de leur revenu disponible limitée (-1%), les ménages des deuxième, troisième et surtout quatrième déciles ont également connu une baisse sensible de leur revenu disponible (de -1,6% à -2%). Ces ménages, qui appartiennent aux catégories populaires et à la « petite » classe moyenne (ouvriers, employés, retraités pauvres, artisans et petits commerçants), sont surreprésentés dans le mouvement des gilets jaunes. À l’inverse, les catégories moyennes aisées (du septième au neuvième décile) ont été affectées modérément par la baisse moyenne du revenu disponible des ménages (cf. tableau).

L’expérience sociale des gilets jaunes, caractérisée par une baisse progressive de leur pouvoir d’achat, est donc validée par l’évolution du revenu disponible brut selon le décile. Après l’élection du président Macron, les mesures adoptées à partir de juillet 2017 et la loi de finances initiale 2018 (LFI), votée fin 2017, ont débouché sur une inflexion sensible des politiques socio-fiscales antérieures.

Parmi les principales réformes socio-fiscales prises depuis juillet 2017, certaines ont exercé un effet symbolique et financier fort, spécifiquement l’augmentation de la CSG, la fiscalité écologique et les mesures relatives aux revenus et patrimoine. À partir de janvier 2018, le taux de CSG des retraités est passé de 6,6% à 8,3% (+1,7 point) sans faire l’objet de compensation pour la majorité d’entre eux. Pour être exonérés de la hausse de la CSG, les retraités devaient avoir une pension de retraite inférieure à 14 404 euros par an pour un célibataire (1200 € mensuels) et 22 051 euros pour un couple (soit 1837 € par mois). Fait inédit, les retraités dont les revenus sont équivalents au SMIC ont donc connu une baisse nette de leur pension ! À cette perte de pouvoir d’achat s’ajoute la suppression de l’indexation sur les prix des pensions de retraite. Celles-ci ont progressé de seulement de 0,3% alors que le taux d’inflation est reparti à la hausse en 2017 (+1%) et encore plus en 2018 (+1,9% sur les 10 premiers mois). En 2018, pour les retraités modestes, surreprésentés parmi les gilets jaunes et dont les pensions ont été réduites par la hausse de la CSG, la désindexation de leur pension exerce des effets encore plus sensibles sur leur niveau de vie [1].

La loi de finances initiale de 2018 a aussi sensiblement baissé la taxation du capital avec la création d’un plafonnement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital. En passant de 45 % à 12,8 %, le taux marginal d’imposition au barème de l’impôt sur les revenus des actifs financiers a été divisé par 3,5. Ce taux uniforme de 12,8 % est inférieur à la première tranche d’imposition des revenus du travail, fixée à 14 % dès que le revenu déclaré atteint 9 807 euros (soit 817 € mensuels). À partir de 2018, les revenus de la rente sont donc moins imposés que ceux du travail. Une autre mesure fiscale majeure est la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune. Avec celle-ci, la détention des actifs financiers n’est également plus imposée. Ces mesures fiscales sur la détention et les revenus du capital ont réduit de 5,3 milliards d’euros les recettes de l’État en 2018 (Madec, 2018) [2].

L’addition de ces mesures fiscales (PFU, ISF et IFI) débouche sur une réduction de l’imposition des revenus des ménages du 10e décile. Cette réduction est particulièrement élevée pour les ménages les plus aisés. Ainsi, 44 % des gains liés à la mise en place du PFU vont bénéficier à 1 % des ménages, soit 370 000 foyers fiscaux. Leur gain moyen devrait être de plus de 10 000 € par an. Pour les 100 contribuables les plus riches, le gain serait de 1,5 million d’euros en moyenne (Fondation Jean Jaurès, 2018). Outre l’efficacité contestée de ces allégements fiscaux (Dabla-Norris et al., 2015, Madec et al., 2018 ; Merle, 2018 ; OCDE, 2015, Piketty, 2017), les gilets jaunes considèrent à juste titre que les plus riches sont moins taxés alors que les autres le sont davantage. Le sentiment d’injustice, objectivement fondé, a favorisé un « ras-le-bol fiscal » puissamment fédérateur.

La connaissance des gains en pouvoir d’achat des catégories les plus aisées doit être complétée par l’analyse détaillée de la situation des catégories populaires et moyennes (Madec, Plane et Sampognaro, 2018). Pour être complète, une telle analyse ne doit pas se limiter à la seule augmentation de la CSG et aux mesures relatives à la détention et aux revenus du capital mais porter sur l’ensemble des dispositions socio-fiscales qui exercent un effet sur le revenu disponible des ménages (chèque énergie, prime d’activité, revalorisation AAH, RSA et ASPA, baisse de la taxe d’habitation et, évidemment, l’effet de fiscalité écologique et de la fiscalité sur le tabac).

Pour les quatre premiers vingtiles, l’ensemble des mesures prises par le gouvernement exerce en 2018 des effets le plus souvent négatifs sur le niveau de vie moyen des plus pauvres (-0,6% pour le premier vingtile). L’effet négatif de la fiscalité écologique est particulièrement marqué. Ce calcul de l’évolution du pouvoir d’achat permet de connaître un effet moyen par vingtile (cf. tableau). Il présente toutefois deux limites. D’abord, l’impact des mesures socio-fiscales du budget estimé jusqu’en décembre 2018, c’est-à-dire en année pleine, est plus favorable aux premiers déciles (Madec, Plane et Sampognaro, 2018). Ensuite, pour les travailleurs pauvres qui ne bénéficient pas des mesures sociales (revalorisation RSA, ASPA et AL), la baisse du niveau de vie est plus forte (cf. tableau). Cette baisse est encore plus marquée pour les professions aux revenus modestes dont l’usage de la voiture est particulièrement fréquent (aides ménagères, aides à domicile, ambulanciers, artisans, infirmières libérales, VTC ne bénéficiant pas de détaxe sur le carburant, etc.). Il en est de même des populations rurales. Les analyses cartographiques réalisées par Hervé Le Bras montrent que ces populations spécifiques sont surreprésentées parmi les gilets jaunes.

La suppression de l’ISF et la création du plafonnement forfaitaire unitaire (PFU) ont eu pour conséquence d’imposer une réduction du périmètre d’intervention de l’État. Dans la Loi de Finances Initiale (LFI) 2018, la mission « Cohésion des territoires » dont l’objet est de développer « une stratégie d’accès pour tous et en tout point du territoire aux services essentiels (très haut débit, téléphonie mobile, accès aux services publics essentiels, logement, santé, culture…) » fait l’objet d’une baisse de crédits budgétaires de 1,7 Mds d’euros (Ministère de l’économie, 2017). La baisse de ces crédits est notamment justifiée par la réforme des aides personnelles au logement. La mission « Travail et emploi » du Ministère du travail se caractérise également par une baisse de crédits considérable de -1,5 Mds d’euros (de 16,7 Mds en 2017 à 15,2 Mds en 2018). Par rapport à la loi de finances initiale de 2017, les principales diminutions concernent les contrats aidés (- 40 %), soit plus de 100 000 emplois aidés, et les aides temporaires à l’embauche (- 42 %) (Ministère de l’économie, 2018).

Le financement des réductions d’impôts favorables aux catégories aisées (ISF et PFU) a été réalisé par une réduction des dépenses spécifiquement destinées aux catégories moyennes et populaires surreprésentées dans le mouvement des gilets jaunes. Pour cette raison, les analyses limitées à la seule évolution du niveau de vie sont incomplètes lorsque « l’accès aux services publics essentiels », déjà insuffisant pour les catégories modestes, est encore réduit, notamment dans les territoires ruraux. Les gilets jaunes ne connaissent pas le détail des chiffres mais ils perçoivent la logique d’ensemble. Bien que simplificateur, un slogan tel que « le président des riches » constitue une synthèse globalement juste. Les gilets jaunes ont compris que la politique gouvernementale se fait en partie sans eux et contre eux. Le « travail de pédagogie » que souhaite mener le gouvernement ne peut modifier ni la réalité objective ni même, tant la légitimité du gouvernement est affaiblie, la conscience incomplète, partielle voire partiale, que les gilets jaunes ont de cette réalité. Pour faire accepter l’augmentation des prix des carburants, l’argument de la transition écologique présenté par le gouvernement est-il plus pertinent ?

La stratégie gouvernementale de transition écologique : efficace ou illusoire ?

Le gouvernement justifie la hausse des prix des carburants par la nécessité de financer la transition écologique. Le principe du pollueur payeur est indirectement sollicité. Cet argument est a priori fondé. La répartition des émissions de CO2 par secteurs d’activité montre que les transports sont responsables de 29% des émissions, un poste plus important que l’agriculture (20 %), les bâtiments et résidentiels tertiaires (19 %), l’industrie (18 %), la production d’énergie (11%), le traitement des déchets (4 %) (CITEPA, 2018). À l’intérieur des transports, les voitures particulières représentent 54% des émissions, soit 15,6% des émissions totales de CO2 et les poids lourds 21%, soit 11,3 % des émissions. Les autres modes de transports, notamment aérien et maritime, émettent sensiblement moins d’émissions de CO2. Augmenter la TICPE (Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) apparaît légitime.

Dans les prévisions du gouvernement, le montant total des recettes de la TICPE (essence, diésel et fioul) devrait être de 33,8 milliards d’euros en 2018 (et 37,7 milliards en 2019 grâce à l’augmentation de la TICPE). Assimiler l’augmentation de la TICPE à la transition écologique est toutefois trompeur. Seulement 21% de la TICPE sont directement affectés à la transition énergétique, soit 7,1 milliards en 2018. L’essentiel de la TICPE est donc affecté au budget général pour financer d’autres dépenses ou compenser les pertes de recettes.

Enfin, et ces données invalident le discours du gouvernement, malgré une hausse de la TICPE attendue de 3,9 milliards d’euros en 2019, la part réservée à la transition énergétique ne va pas augmenter (Senécat et Vaudamo, 2018). La hausse de la taxe est donc détournée de son objectif officiel de financement de la transition écologique. De la même façon, pour l’année 2018, le projet de loi de finances rectificative a prévu de flécher vers le budget général 577 millions d’euros prélevés du compte d’affectation spéciale « Transition énergétique ». Ces 577 millions d’euros, qui n’ont pas été utilisés, correspondent à l’augmentation de la TICPE en 2018 (Public Sénat, 2018).

La stratégie gouvernementale consiste donc, en invoquant la cause de la transition écologique, à augmenter la TICPE qui pèse sensiblement plus sur les bas revenus, et à utiliser le montant de cette taxe pour permettre de limiter le déficit budgétaire et, notamment, financer les baisses d’impôts accordées aux contribuables les plus aisés qui sont aussi, par ailleurs, les plus gros pollueurs. Les émissions de gaz à effet de serre augmentent en effet fortement avec le niveau de revenu (Piketty, 2015).

Certes, la hausse des prix des carburants devrait réduire la consommation des automobilistes. Mais cette corrélation négative entre prix et consommation est faiblement vérifiée s’il n’existe pas d’alternatives à l’usage de la voiture. La dernière enquête nationale de l’Insee (2008) sur les « modes de transports et déplacements » des Français apporte sur cette question des informations utiles. Sur l’ensemble du territoire métropolitain, de 80% à 90% des « déplacements du domicile vers un lieu de travail fixe » sont assurés en voiture en tant que conducteur ou passager. Cette proportion considérable ne baisse que lorsque le résident habite au « centre d’un pôle urbain de plus de 100 000 habitants » (61% de déplacements en voiture), dans la banlieue de Paris (45%) ou à Paris même (12,7%). La densité des transports collectifs urbains et périurbains est une des conditions d’une réduction de l’usage de la voiture. Dans la banlieue parisienne, bien qu’ils soient souvent dégradés, les transports collectifs demeurent cependant une réelle alternative à la voiture. Ils sont utilisés par 45% des actifs. Augmenter la TICPE sans offrir une alternative à la voiture permet d’augmenter les recettes de l’État, mais exerce un effet réduit sur la baisse de la consommation de carburant (Combes, 2018).

Pour favoriser la transition écologique, le gouvernement propose des primes pour renouveler le parc automobile par des voitures moins polluantes, voire des voitures électriques. La première mesure ne peut exercer que des effets réduits sur les émissions de CO2. Les normes européennes de pollution plus sévères se sont traduites par une réduction modérée des émissions de CO2 tant les tests d’homologation sous-estiment les consommations réelles. Dans la tradition des « Baladurettes », « Jupettes » et « Sarkozytes », la politique des primes à l’achat relève davantage du soutien au marché de l’industrie automobile, actuellement morose, qu’à la transition énergétique. Quant à la surprime pour la voiture électrique, l’Ademe indique que celle-ci, à la fabrication, exerce des impacts environnementaux plus importants que les voitures thermiques en raison des diverses pollutions minières liées à l’extraction des métaux rares utilisés dans les batteries. À l’instar des agro-carburants, cette solution est problématique [3].

Une partie des mesures gouvernementales d’accompagnement à l’augmentation de la taxe sur les carburants manifeste une préférence accordée à la voiture individuelle. Cette préférence est cohérente avec la récente réforme de la SNCF. Alors que l’entretien des routes et l’amélioration des réseaux routiers sont financés par l’ensemble des contribuables, il en est autrement du réseau ferroviaire financé essentiellement par les passagers. La dette du gestionnaire d’infrastructure atteint pour cette raison près de 45 milliards d’euros fin 2016 (Spinetta, 2018) et a imposé, de 1950 à 2010, une réduction de plus de 25% du réseau, soit 10 00 km de lignes en moins. Sur le dernier demi-siècle, la concurrence de la route qui accumule les investissements publics contribue à expliquer la place grandissante des déplacements polluants liés à l’automobile.

Loin de revenir sur cette tendance, la récente réforme de la SNCF accentue celle-ci. D’abord, la réforme prévoit le recentrage sur les transports du quotidien en zone urbaine et périurbaine et les dessertes à grande vitesse entre les principales métropoles françaises. La réduction du réseau secondaire va donc être poursuivie ainsi que l’isolement des populations rurales. Ensuite, l’ouverture à la concurrence, prévue dès l’année 2019, va s’opérer sur la seule partie du réseau actuellement rentable et réduire d’autant les recettes de la SNCF susceptibles de financer l’entretien du réseau secondaire non rentable. Loin de relancer des déplacements en train dont les émissions en CO2 sont réduites, la réforme de la SNCF risque d’aboutir au résultat inverse. La privatisation partielle des chemins de fer anglais a débouché sur une réduction de la qualité du service et une augmentation des prix, facteurs peu favorables à un usage plus intensif.

D’autres mesures gouvernementales vont à l’encontre de la transition écologique. Ainsi, dans le cadre de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PLE), le crédit d’impôt transition écologique (CITE) lié au remplacement des fenêtres en simple vitrage par du double vitrage a été sensiblement réduit. À un investissement de long terme susceptible d’aider les ménages à réduire leur facture énergétique, le gouvernement a préféré le « chèque énergie » qui compense une partie du coût de l’énergie au lieu d’essayer de le réduire. Le parallèle entre l’augmentation de la taxe carbone aux effets énergétiques incertains et la réduction d’une aide fiscale aux effets immédiats et certains montre, de nouveau, que la thématique de la transition écologique est instrumentalisée dans le but d’accroître les recettes de l’État.

De la part de l’actuel gouvernement, il existe un paradoxe à invoquer la transition écologique et la nécessité d’augmenter la TICPE et, en même temps, 1) de ne pas affecter la totalité de l’accroissement des recettes de la TICPE à cette transition, 2) de favoriser des palliatifs tels que le remplacement de vieux véhicules par des plus récents, 3) de ne pas investir davantage dans les transports collectifs, 4) de réduire des aides fiscales réduisant la facture énergétique. Les gilets jaunes ont une certaine conscience de ces paradoxes lorsqu’ils indiquent que les solutions proposées par le gouvernement sont inadaptées. Le remplacement de leur véhicule par un nouveau constitue un coût souvent inaccessible. De surcroît, l’amortissement d’un tel achat ne peut se réaliser que sur plusieurs années et sa rentabilité est incertaine.

Conclusion

Les raisons de la mobilisation des gilets jaunes sont doubles. Outre le sentiment de n’être ni entendus ni compris, ils expriment un puissant sentiment d’injustice fiscale et ne sont pas convaincus par la politique gouvernementale de transition écologique. Dans ces domaines, leur expérience subjective est objectivement fondée. Parmi les revendications protéiformes des gilets jaunes figurent aussi la taxation du kérosène, celle du fuel lourd et, plus largement, le rétablissement de l’ISF, la taxation des entreprises les plus polluantes ou la lutte contre la fraude fiscale qui constitue un manque à gagner considérable pour les finances publiques. Autant de pistes qui relèvent de l’équité fiscale, qui permettraient de financer et/ou de favoriser la transition écologique, et qui ne sont ni proposées ni, semble-t-il, envisagées par le gouvernement. Si le « grand débat national » prévoit d’aborder la question fiscale, celle-ci est envisagée dans le cadre d’une « fiscalité efficace et compétitive ». La thématique de la justice fiscale, centrale dans le mouvement des gilets jaunes, est d’emblée marginalisée.

Comment un tel fossé a-t-il pu se construire entre le gouvernement et une large frange de citoyens ? Majoritairement issues des catégories bourgeoises hautement dotées en capital culturel et/ou économique, les élites dirigeantes ignorent largement le monde social, la spirale de la marginalisation, les processus de délitements des liens sociaux, la peur du déclassement et les fins de mois difficiles. Dans les « grandes écoles » (polytechnique, HEC, ENA…), ces écoles de pouvoir, la formation des élites en psychologie, sociologie, histoire, géographie, économie est souvent lacunaire. Pour autant que des formations en sciences sociales aient lieu, par exemple en économie, elles sont sélectionnées pour être « utiles ». Elles sont souvent l’objet de luttes idéologiques et sont parfois davantage susceptibles de désinformer que de comprendre le monde social [4].

Si le mouvement des gilets jaunes résulte de la déconnexion des élites, cette interprétation occulte une analyse du conflit en termes de lutte des classes. Les réformes socio-fiscales, spécifiquement la suppression de l’ISF et la création du PFU, ont largement favorisé les catégories sociales les plus riches au détriment des catégories populaires et moyennes. Ces dernières revendiquent un partage moins inéquitable des richesses. Pour cette raison, le mouvement des gilets jaunes et la politique du gouvernement sont en opposition frontale. Il n’existe pas de « réconciliation » entre le sommet et la base, seulement des compromis provisoires et fragiles. Soit ils sont élaborés par la négociation, soit ils émergent de la violence. Seul le premier choix est compatible avec la démocratie.

Pour substituer la concertation à la violence, il aurait fallu que le gouvernement fût capable d’un geste symbolique et financier fort. Lorsque l’ISF a été supprimé, le ministre de l’économie a indiqué que les effets de cette mesure seraient évalués. Certains ministres ont rappelé cet engagement au plus fort de la crise des gilets jaunes. Le président a exclu l’idée de revenir sur cet allégement fiscal. En restant fidèle à son image de président des riches et à une politique qui leur est particulièrement favorable, Emmanuel Macron a perdu une occasion de repenser son action politique. Il a pris ainsi le risque de faire, à terme, le lit des extrémismes politiques.