A quand la condamnation des crimes du travail pour empoisonnement ?

Des dirigeants de groupes industriels ont été reconnus coupables d’infraction et de fautes par la justice pénale et condamnés à des peines de prison.

Mais, la voie de la justice pénale demeure obstinément fermée aux victimes d’empoisonnement industriel, par le refus politique d’ouvrir de tels procès, avec la complicité d’experts médicaux. Le combat continue

Cette semaine du 16 au 21 décembre 2019 restera dans les annales des mouvements de résistance à la violence au travail. Des dirigeants de groupes industriels ont été reconnus coupables d’infraction et de fautes par la justice pénale et condamnés à des peines de prison. Il s’agit d’AZF-Total et de son directeur général, Serge Biechlin, pour lesquels, le 17 décembre 2019, la cour de Cassation a confirmé le jugement de la cour d’Appel de Paris du 31 octobre 2017, concernant la catastrophe industrielle du 21 septembre 2001 à Toulouse, la condamnation de Serge Biechlin n’étant cependant que de 15 mois de prison avec sursis. Il s’agit aussi de France Télécom et des principaux dirigeants ayant provoqué une vague de suicides dus au travail parmi les travailleurs de cette entreprise. Didier Lombard est condamné en première instance, ce 20 décembre 2019, à un an de prison dont quatre mois fermes.

Des décisions déterminantes pour la santé des travailleurs

Ces deux décisions judiciaires constituent indéniablement des avancées majeures et un vigoureux rappel du droit des travailleurs à ne pas subir des violences, physiques ou psychiques, au travail. C’est aussi le rappel que les choix d’organisation du travail – tels la sous-traitance de la mort au travail ou le management par le suicide – constituent des infractions gravissimes au droit du travail. C’est enfin le rappel que l’enrichissement fondé sur la mort de travailleurs (et de riverains de sites à risque) est frappé d’un interdit majeur qui veut que toute forme d’homicide, volontaire ou non, est passible de condamnation. Nos vies valent plus que leurs profits.

J’ai eu la possibilité d’apporter mon témoignage aux procès AZF et participé avec l’association Henri Pézerat à la mobilisation syndicale et associative ayant soutenu le combat pour la justice des victimes professionnelles et environnementales de cette catastrophe industrielle. Quant au procès France-Télécom-Orange, j’en ai suivi le déroulement et surtout participé à la mobilisation non seulement en soutien aux victimes et aux familles endeuillées, mais aussi en résistance au mépris des victimes de la part des prévenus. Je ne peux que rendre hommage au formidable travail qui a emporté l’adhésion des juges, travail mené dans des alliances inédites entre les différents acteurs impliqués dans ces procès au côtés des parties civiles : avocats, militants syndicaux et associatifs, inspecteurs/trices du travail, chercheur.e.s, journalistes d’investigation. Ces décisions sont historiques et constituent des jalons essentiels dans la reconnaissance juridique et politique des crimes industriels, en contre-pouvoir de la justice de classe qui sévit dans notre pays.

Contre la violence toxique, la justice prisonnière de l’expertise médicale

Pourtant, j’ai le cœur serré, ce matin, en pensant à toutes celles et tous ceux dont la mort et, avant elle, la maladie, sont dues à cette autre violence beaucoup plus clandestine mais majeure, subie par les victimes d’atteintes à la vie du fait de l’exposition à des substances toxiques connues pour leurs effets pathogènes et mortels : amiante, radioactivité, silice, innombrables molécules chimiques, pesticides dont le dernier avatar, les SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase), fait l’objet d’une alerte scientifique inédite pour un retrait immédiat, tant les dangers sont évidents… Ces morts de violence toxique n’ont pas connu et ne connaissent pas, de la part des juges français, la démarche des procès AZF ou France-Télécom, à savoir celle qui consiste à juger les faits, dans l’identification essentielle des infractions et fautes caractérisées ayant conduit au désastre, industriel dans le cas d’AZF, de morts par suicide dans le cas de France Télécom. Une démarche à l’écoute des victimes et des témoins de celles-ci.

Dans les (non)procès des industriels de l’amiante, responsables de dizaines de milliers de victimes (3000 décès par an en France, ceci depuis au moins 20 ans et sans doute encore pour plus de 20 ans), les « affaires » ont été confiées au « pôle santé publique » de la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris. Ils se sont enlisées dans des débats d’experts, comme si la question majeure de ces procès ne relevaient plus d’un examen des faits mais d’une délégation de la démarche de justice à des experts médicaux. Les juges chargés des instructions ont laissé de côté les faits, les infractions et les fautes, pour déléguer le travail de mise en examen des agissements coupables à des jugements d’experts, dominés par la stratégie du doute épidémiologique. Ainsi, en réponse à la plainte pénale déposée vingt ans plus tôt auprès du procureur de Clermont-Ferrand, le 18 septembre 2018, la cour de Cassation confirmait le « non lieu » de la cour d’Appel de Versailles du 31 mai 2017, au motif que « les parties civiles n’apportent pas la preuve » de la culpabilité de Claude Chopin, dernier PDG de l’entreprise Amisol, lui qui fut pourtant mis en examen à Clermont-Ferrand. Mais le « dépaysement » du dossier vers la chambre d’instruction de la cour d’Appel de Paris et son pôle santé publique a mis les faits, infractions et fautes entre parenthèses. Tout imprégnés de l’idéologie dominante qui règne en santé publique, à savoir celle du doute sur l’heure, le jour, le moment de l’intoxication mortelle qui a conduit à la survenue du cancer puis du décès des victimes, les experts convoqués par les juges parisiens ont protégé les industriels et leurs experts d’une enquête judiciaire digne de ce nom. En affirmant qu’il est impossible d’identifier avec certitude le moment de l’atteinte des victimes par l’amiante, les experts ont en effet pris le parti des empoisonneurs contre les victimes ouvrières. Ils savaient pourtant que la production mortelle de textile amiante a conduit à ce désastre collectif de plusieurs décennies, annoncé pour Amisol depuis les années 1970 !

Amisol et tous ses PDG ont tué

Comme l’ont exprimé les anciennes ouvrières d’Amisol, dans un communiqué suite au jugement de la cour de Cassation du 31 mai 2017, et quoiqu’en disent les juges, « Amisol et tous ses PDG ont tué » https://www.asso-henri-pezerat.org/wp-content/uploads/2019/12/Com-AMISOL-octobre-2018-1.pdf . L’entreprise a d’ailleurs été reconnue coupable d’une « faute inexcusable de l’employeur » à de très nombreuses reprises, ce qui aurait dû entraîner la conviction des juges pour ouvrir le procès vers une condamnation pénale. Car il s’agit de faits accablants reconnus par une autre branche de la justice, celle des Tribunaux des Affaires de Sécurité Sociale (supprimés sous le règne de Macron). Pourquoi la justice pénale ne s’est-elle pas penché sur ces faits, ces infractions, ces fautes ? La réponse est sans doute complexe, mais je tiens à mettre en cause non seulement le pouvoir politique qui a trouvé, par le « dépaysement » des dossiers, comment éviter l’ouverture du procès criminel des industriels de l’amiante sur les lieux mêmes des faits, mais aussi et surtout la démarche d’experts inféodés au pouvoir économique au détriment de la justice et de la prévention.

J’ai le cœur serré en pensant à cet homme que j’aimais, Henri Pézerat. Certes, il aurait applaudi aux décisions judiciaires de cette semaine, tout en ayant, lui aussi, le cœur serré, en pensant à tous ceux et celles qu’il a soutenu dans leur combats pour la reconnaissance des crimes industriels ayant conduit à ces multiples drames, humains, familiaux, à cette incroyable somme de souffrance méconnue et méprisée par la justice et la santé publique officielle. En tant que spécialiste de toxico-chimie fondamentale, Henri Pézerat savait avec certitude que l’amiante et tous les cancérogènes présents dans le travail et l’environnement ferait des dizaines de milliers de victimes. Aux côtés des ouvrières d’Amisol, il avait travaillé avec les avocats à l’élaboration de plaintes dans lesquels son savoir scientifique ne laissait planer aucun doute sur la cause de ces morts dues à l’amiante, rendant d’autant plus accablantes les charges à retenir contre les dirigeants successifs de cette entreprise, dont le dernier, Claude Chopin. Il considérait que la voie de la prévention passait par la justice pénale et la condamnation de ceux qui avaient conduit les stratégies délibérées d’exposition professionnelle et environnementale à l’amiante, mais aussi de désinformation et de mystification des travailleurs et des syndicats.

Vingt-trois ans après avoir obtenu de haute lutte en France l’interdiction de l’amiante, force est de constater que la voie de la justice pénale demeure obstinément fermée aux victimes d’empoisonnement industriel, par le refus politique d’ouvrir de tels procès, avec la complicité d’experts médicaux.

Le combat continue…

Aujourd’hui, une brèche est ouverte dans l’impunité des dirigeants de firmes multinationales comme Total et France-Télécom concernant les risques physiques et psychiques du travail. Mais le combat continue. Je suis de celles et ceux qui refusent la banalisation de l’empoisonnement universel dont les travailleurs sont les premières victimes mais pas les seules : de Notre-Dame de Paris à Lubrizol, de Salsigne à Saint Felix de Pallières, du bassin de Fos à celui de Lacq, des enfants nés sans bras dans l’Ain ou la Loire Atlantique aux jeunes enfants victimes de cancer à Sainte Pazanne ou à Soulaines dans l’Aube. En tant que chercheure en santé publique résistant à l’idéologie dominante, je lutterai aussi longtemps que possible contre l’incertitude infiniment reconduite véhiculée par les institutions officielles de santé publique : l’ANSES, les ARS, l’INCa, Santé Publique-France et les ministères – de la santé, du travail, de l’environnement – qui n’assument aucunement leur mission de protection de la santé et de la vie. Aux côtés des victimes et de leurs avocats, ma responsabilité scientifique et citoyenne est d’agir en contre-pouvoir de cette idéologie dominante, afin que la justice reconnaisse enfin cet empoisonnement universel délibéré et brise l’impunité de ceux qui ont fait le choix de productions mortifères, ainsi que leurs complices, à savoir ces institutions et personnalités scientifiques et médicales qui se complaisent dans le doute, dans un souverain mépris de la souffrance des victimes.

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Pour aller plus loin :

https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Danger__amiante__-9782707109569.html

https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Travailler_peut_nuire_gravement____votre_sant__-9782707154750.html

https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_science_asservie-9782707173690.html

Médiapart ; le blog d’Annie Thébaud-Mony