Algérie, la nouvelle indépendance

Un livre de Jean-Pierre Filiu

Nos amis d’Antiopées s’intéressent cette semaine au livre de Jean-Pierre Filiu, profresseur à Sciences Po, consacré au mouvement de contestation en Algérie, qui a déjà obtenu la démission du président Bouteflika et qui continue de prendre la rue chaque vendredi depuis 47 semaines.

Jean-Pierre Filiu, Algérie, la nouvelle indépendance, éditions du Seuil, décembre 2019

Je rendais compte ici-même [1], la semaine passée, de l’excellent Trauma colonial de Karima Lazali, paru en automne 2018. Après avoir constaté que j’avais traîné un certain temps avant d’en donner une recension, je disais qu’« un événement heureux est cependant venu me sortir de ma torpeur : le hirak, ce “mouvement” de protestation qui s’est déclenché en Algérie le 22 février dernier à l’occasion de l’annonce, trois jours auparavant, de la candidature à sa réélection du Président Bouteflika. » Je constatais au passage qu’en France on parlait, et on parle encore bien peu de ce mouvement pourtant assez stupéfiant à bien des égards… C’est pourquoi cette fois-ci, je n’ai pas voulu laisser passer l’occasion qui se présentait de le faire avec la parution du livre de Jean-Pierre Filiu (j’aurais même pu le faire encore un peu plus tôt si le service de presse de sa maison d’édition prêtait attention à d’autres médias que les mainstream, comme on dit…) C’est un « petit » livre (au sens de « bref ») qui se lit rapidement et qui constitue, me semble-t-il, une base d’information indispensable à qui s’intéresse au hirak algérien. L’exposé est clair et efficace. J’ai d’autant plus tendance à lui faire confiance qu’il rejoint point par point les analyses de Karima Lazali, en partant d’un autre point de vue, bien sûr : Lazali écrivait en 2018, soit à un moment où la chape de plomb qui pesait sur le pays n’avait pas encore été soulevée par les « vendrediseurs » – avec un certain humour, les manifestants revendiquent la création du verbe « vendredire » exprimant le fait qu’ils sortent dans la rue chaque vendredi – non pas, comme certains, du côté du régime agonisant, aimeraient à le faire croire, parce qu’il s’agirait d’un mouvement animé par les soi-disant « islamistes » (le vendredi est le jour de la prière hebdomadaire en Islam), mais parce qu’il s’agit d’un jour de congé. Le verbe se conjugue ainsi, rapporte Jean-Pierre Filiu : « Je vendredis/Tu vendredis/Il ou elle vendredit/Nous vendredisons/Vous dégagez/Ils ou elles vendredisent. » Cet humour est une des marques distinctives du hirak. Une autre est sa persévérance : au moment où j’écris ces lignes, en ce dimanche 12 janvier 2020, les hirakistes en sont à leur quarante-septième vendredi de manifestation, et ils sont toujours aussi nombreux·ses et déterminé·e·s [2]. Tandis que les étudiants, eux, n’en sont « qu’à » quarante-six mardis de manifs, puisqu’ils ont démarré le mardi suivant le premier vendredi…

Que se passe-t-il donc en Algérie ? Qu’est-ce que c’est que cette effervescence d’où émergent des slogans dont l’humour et la dérision rappellent parfois ceux de Mai 68 ? Ainsi de cette « étudiante, enveloppée dans le drapeau algérien, qui tient à bout de bras, ce jour-là [le 8 mars, journée internationale des femmes], une pancarte : “Le clan Boutaflika n’aura même pas notre soutien-gorge” »… Karima Lazali nous décrivait un pays figé dans l’« impossiblité d’oublier » la terreur de la « décennie noire », traumatisé par la colonisation française, puis par la confiscation du pouvoir par les militaires lors de l’indépendance, par la répression sauvage de toute opposition, en particulier le massacre de la jeunesse révoltée en 1988, et enfin par la guerre civile atroce des années 1990, dont aucun des responsables, que ce soit du côté des islamistes ou de celui des services de sécurité, n’a jamais été inquiété par la suite, les militaires préférant se réconcilier avec leurs adversaires sur le dos des victimes à travers une « loi d’amnésie » scélérate.

D’abord, dit Jean-Pierre Filiu, il faut comprendre que celles et ceux qui ont lancé le hirak appartiennent à une génération qui n’a pas connu cette horreur des annnées 1990 (deux cent mille morts !). Un peu comme les jeunes révoltés de 1988 n’avaient pas connu la guerre d’indépendance. Mais ces derniers, dira-t-on, furent réprimés sans états d’âme par les forces de sécurité (Wikipedia parle de cinq cents morts et quinze mille arrestations). Pourquoi alors cette fois-ci n’a-t-on pas assisté aux mêmes scènes de massacre ? Et comment se fait-il que le pouvoir semble sans cesse reculer, toujours sur la défensive (démission de Bouteflika, report de l’élection présidentielle, etc.) ? C’est peut-être que ce pouvoir ne tenait plus à grand-chose, ces dernières années. Il y a eu d’abord la tragi-comédie Bouteflika, qui durait depuis lontemps déjà : c’est en 2013 qu’il avait été victime d’un AVC qui l’avait cloué en fauteuil roulant et on ne l’avait quasiment plus revu en public depuis. Six ans, c’est long ! et cela paraît encore plus long lorsque l’on apprend que le gars prétend se présenter à l’élection pour un cinquième mandat ! Filiu explique que ce « portrait » (il paraît que certaines délégations voulant lui offrir un cadeau durent le faire devant un portrait…) servait de cache-sexe à une junte militaire que l’on appelait les « décideurs ». Il n’est pas indifférent de savoir que ce fut Mohammed Boudiaf, éphémère président de la République, qui utilisa le premier ce terme. Il avait été rappelé en 1992, après trois décennies d’exil, pour servir de caution civile aux « décideurs », justement, peu de temps après l’interruption du processus électoral qui avait vu la victoire du FIS au premier tour des élections législatives. Las, il semble qu’il ait pris son rôle trop au sérieux : il fut assassiné après seulement quelques mois de présidence par… un de ses gardes du corps, « illustration tragique de la fragilité de toute autorité civile », commente Filiu. Cependant, ces « décideurs » n’étaient pas unis comme une botte d’asperges… tant et si mal qu’ils ne réussirent pas à s’entendre sur un autre nom que celui du portrait lors de l’échéance électorale de 2019. « Qu’une telle option, même par défaut, écrit Filiu, ait fini par rallier un consensus [parmi les « décideurs »] en dit long sur le degré de fossilisation atteint par le régime algérien. » Or, c’était maladroit : cela fut l’humiliation (la hogra) de trop pour les Algériennes et les Algériens.

On aurait pu penser, et cela a certainement été le cas des « décideurs », que le pouvoir sauverait la mise en lâchant du lest ici et là, en divisant et en réprimant le mouvement – ce qu’il a vainement tenté de faire, surtout en criminalisant la présence des drapeaux berbères dans les manifestations et, finalement, en organisant une élection présidentielle à dormir debout le 12 décembre dernier. Rien de tout cela n’a fonctionné : car les généraux n’avaient pas compté avec l’intelligence du peuple, qui ne se contente pas de protester contre telle et telle embrouille électorale ou pour tel et tel compromis « boulitique » comme on dit là-bas pour se moquer de la politicaillerie officielle. Un des slogans qui résume peut-être le mieux l’ambition, qui est grande, du hirak est celui-ci : « 1962, indépendance du territoire, 2019, indépendance du peuple ! » À cette fin, les gens veulent que les militaires rentrent dans leurs casernes et laissent les civils s’organiser politiquement comme ils l’entendent. C’est pourquoi les manifestants ont vu se rallier à leur cause d’ancien·ne·s résistant·e·s de la guerre d’indépendance qui ne se sont jamais compromi·se·s avec les pouvoirs militaires qui se sont succédé dès les accords d’Evian : on célèbre de nouveau des noms et des positions politiques qui avaient été soigneusement effacés de l’histoire officielle, comme ceux de Ramdane Abane et de Larbi Ben M’hidi. Le premier avait fait adopter par le congrès dit de la Soummam, en 1956, le principe de la primauté de la direction politique sur la direction militaire du FLN. Quand au second, dirigeant pendant la guerre d’abord de la zone de l’Oranais puis de celle d’Alger, il voulait que les maquis de l’« intérieur » [de l’Algérie française] priment sur ceux de « l’extérieur » – l’« armée des frontières » dirigée, d’abord au Maroc puis en Tunisie, par un certain Boumediene, lequel, au lendemain des accords d’Evian, entrera en Algérie et y éliminera dans un bain de sang les maquis déjà très affaiblis par les opérations de l’armée française. Ramdane Abane fut assassiné en 1957 par ses camarades du FLN, peu soucieux de « civilité ». Larbi Ben M’hidi, lui, succomba la même année sous la torture des parachutistes français lors de la dite « bataille d’Alger ». Voilà les personnages dont se revendiquent aujourd’hui les manifestant·e·s du hirak.

Jean-Pierre Filiu consacre un chapitre de son livre aux femmes, nombreuses dans les rues, même si la cause féministe ne fait pas l’unanimité, certains l’accusant même de « diviser le hirak ». Cependant, les prises de position d’anciennes résistantes, et d’autres « personnalités » du mouvement, ont permis qu’elles tiennent leur place « en première ligne », comme l’indique le titre du chapitre en question.

Il y a aussi un chapitre consacré aux supporters de foot, qui ont joué un grand rôle dans le démarrage puis l’animation du mouvement. Tout d’abord, Filiu rappelle que les stades étaient ces dernières années les seuls lieux où une certaine fronde était tolérée – et les supporters avaient développé « une véritable contre-culture de la provocation collective ». L’un de leurs chants, La casa del Mouradia, est devenu le chant de ralliement du hirak. Le titre est inspiré de La casa de papel, une série télé au succès international qui raconte un détournement réussi de plusieurs milliards d’euros. Sauf que « Mouradia » est le nom du palais présidentiel de Bouteflika… Et puis, en l’absence de tout autre force organisée (partis, syndicats, etc., un peu comme chez les Gilets jaunes en France), les supporters étaient les seuls à apporter une certaine expérience des confrontations avec la police, de l’organisation d’un service d’ordre et aussi de l’animation des cortèges. Ainsi, lorsque des islamistes ont voulu imposer leur slogan « Algérie libre et islamique », ils ont été exclus du cortège par des « ultras », justement. On sait bien que les « décideurs » n’attendaient qu’une chose, puisque la division autour de la question berbère n’avait pas fonctionné, c’était de pouvoir dénoncer les manifetations comme dirigées en sous-main par les islamistes – et de pouvoir ainsi les réprimer « légitimement ». Ce que n’a pas permis l’intelligence collective du hirak.

J’exprimerai un seul bémol sur ce livre, à propos du chapitre 2, titré : « Le choix de la non-violence ». Si je suis d’accord, en gros,
avec ce que dit l’auteur dans ce chapitre, à savoir que les Algérien·ne·s veulent sortir de la violence qui leur a été imposée par les Français d’abord, puis par leurs propres dirigeants et leurs rivaux islamistes, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un « choix » : en l’occurrence, je ne vois pas très bien quel autre voie aurait pu être choisie… Mais cela n’est pas très important. Quoi qu’il en soit, et comme le dit Jean-Pierre Filiu à la fin de son livre, la contestation algérienne est d’ores et déjà victorieuse : un peuple s’est découvert, à tous les sens du terme, et ne manifeste aucun signe d’essouflement, quand le régime, lui, semble aux abois. Et jusqu’ici, personne, semble-t-il, n’a donné dans le panneau d’une quelconque « réforme » ni d’une négociation avec les prétendus gouvernants. Il y a de la destitution dans l’air…

[1Ici et .

[2] Voir par exemple El Watan  : « 47e vendredi de mobilisation dans le pays : Le Hirak maintient la pression »

lundi.am

Lire le livre de Jean-Pierre Filiu : Algérie, la nouvelle indépendance ; ed. le Seuil