Pourquoi j’ai quitté l’Education nationale

Encore rares mais en forte hausse, les démissions d’enseignants s’inscrivent dans des trajectoires diverses, sur fond d’une critique commune de conditions de travail dégradées.

Salaires en berne, rapports tendus avec la hiérarchie, pénurie de candidats pour certains concours de recrutement : le métier d’enseignant, on le sait, ne fait plus beaucoup rêver. Et ce n’est pas la réforme des retraites, dont ils risquent fort d’être les grands perdants, qui va améliorer les choses. Mais de là à tout plaquer, il y a un pas que peu osent encore franchir.

Des chiffres en nette progression

En 2017-2018, selon les données du ministère de l’Education nationale collectées par quatre chercheuses, on ne comptait dans le premier degré que 861 démissions de professeur(e)s des écoles, soit… 0,25 % des effectifs. Marginal, le phénomène connaît toutefois une hausse particulièrement rapide à ce niveau d’enseignement. La même tendance est repérable, mais à un degré plus élevé, chez les enseignants stagiaires parmi lesquels, selon un rapport sénatorial de 2016, le taux de démission est passé d’environ 1 % en 2012-2013 à 3,2 % en 2015-2016 pour le premier degré (2,5 % dans le secondaire). Une progression jugée « inquiétante » par les deux auteurs.

Des démissions d’enseignants encore marginales mais en forte hausse

Nombre et taux de démissions d’enseignants dans le 1er et le second degré

Rappel : dans la fonction publique, la démission d’un agent doit être approuvée par l’administration dont il dépend.

Du point de vue de l’Etat, cela surprend moins. Depuis plusieurs années maintenant, l’objectif est davantage d’encourager les fonctionnaires à quitter les rangs. En 2008 déjà, une indemnité de départ volontaire avait été créée pour les agents travaillant dans des services en restructuration souhaitant démissionner pour créer, ou reprendre, une entreprise. N’ayant eu aucun succès, ce dispositif a été abrogé. Mais depuis le 1er janvier, une rupture conventionnelle a été introduite à titre expérimental dans la fonction publique, permettant à tout agent de la quitter avec une indemnité conséquente en cas d’accord avec l’administration dont il relève.

Qu’est-ce qui peut pousser un enseignant à abandonner son métier ? Alors que ce choix relève souvent de la « vocation » et exige un certain investissement personnel (passage du concours, formation spécifique), quels facteurs prennent le dessus ? Pour les comprendre, les sociologues Magali Danner, Géraldine Farges, Héloïse Fradkine et Sandrine Garcia ont interrogé une cinquantaine de professeurs des écoles démissionnaires, ou en voie de quitter l’enseignement primaire, pour devenir illustrateur, orthophoniste, artisan ou… fonctionnaire dans un autre secteur. Elles distinguent trois types de trajectoire les ayant menés à faire défection.

Trois voies de sortie

Parmi les démissions observées, certaines se font dans l’urgence (en passant parfois par une phase d’arrêt maladie), sans planification, devant des difficultés à gérer la classe et la découverte de l’ampleur des tâches « bureaucratiques ». Ces sorties sont le fait d’agents d’origine plutôt populaire, qui « avaient généralement une haute idée » de leur métier et qui se sont sentis « pris en étau entre les attentes de l’institution, les conditions de travail et leur propre “perfectionnisme” ».

D’autres professeurs des écoles démissionnaires ayant le même profil social se sont sentis, eux, moins dépassés que lassés par « la multiplication des charges administratives jugées peu utiles, voire absurdes et, in fine, déresponsabilisantes », au sein d’une profession à l’image dégradée et à la rémunération insuffisante. Relativisant les avantages du statut de fonctionnaire, certains mettent en avant les opportunités qu’offre à leurs yeux le secteur privé en matière d’autonomie, de travail en équipe, de moyens mis à disposition. Moins brutales, ces ruptures font parfois suite à des détachements ou des mises en disponibilité, qui permettaient d’éviter l’enseignement ordinaire tout en gardant par sécurité les liens avec l’institution.

Dernier cas de figure : des démissions qui sont le fait d’enseignants pour qui le choix du professorat était déjà une forme de déclassement. Issus de milieux favorisés, ces professeurs des écoles s’étaient généralement « rabattus » vers ce métier en échange d’une promesse d’épanouissement personnel et d’équilibre travail/loisir. Promesse non tenue selon eux, qui se jugent maltraités, voire « humiliés » et « infantilisés » par une institution offrant « en raison de ses pesanteurs administratives et hiérarchiques, trop peu de latitude et de temps pour soi ».

Seuls face aux difficultés

Quelle que soit la trajectoire, les décisions de démissionner de l’Education nationale entretiennent, selon les chercheuses, un lien fort avec « les transformations institutionnelles récentes du travail enseignant ». Celles-ci se caractérisent par une « redevabilité » (fait de devoir rendre des comptes) croissante : les professeurs des écoles devant détailler dans divers documents (« fiches de préparation », « cahier journal ») les différentes activités menées en classe et la manière dont ils ont mis en œuvre les prescriptions pédagogiques institutionnelles. « [Dans le cahier journal] il faut décrire (…) tous les jours ce qu’on a fait, ce qu’on va faire, si possible mettre un retour sur ce qu’on a fait, enfin ça prend beaucoup, beaucoup de temps », raconte Diego, qui a repris des études de kinésithérapie, aux chercheuses qui l’ont interviewé.

Chronophage, ce travail est souvent perçu comme inutile, en particulier par les plus expérimentés qui ont assisté à sa montée en puissance, sur fond de réformes incessantes des programmes. « Ça devient fatigant à chaque fois de tout refaire, tout recommencer, se reformer complètement sans qu’il y ait vraiment des bilans tirés des anciens programmes. Donc, on a l’impression qu’on nous prend un peu pour des truffes », estime Mélina, qui prépare un concours administratif dans le cadre d’un congé formation.

La gestion des difficultés scolaires, elle, mobilise depuis 2005 des « équipes éducatives » composées d’enseignants et de spécialistes (orthophonistes, assistantes sociales…) qui doivent là encore formaliser leurs décisions dans un projet éducatif ou pédagogique adapté à la situation de l’enfant concerné. Résultat : des réunions à monter, une liaison à assurer avec les parents et les professionnels, et beaucoup de « paperasse ». Puis, lorsqu’il s’agit de handicap, l’enseignant se retrouve généralement seul et démuni pour gérer les difficultés dans sa classe. Charline, jeune professeure des écoles qui accueillait un enfant trisomique, a été ainsi estomaquée de ne recevoir comme formation qu’un « topo historique sur la prise en compte du handicap ». Elle juge « pathétique » le fait que la seule aide que son directeur lui ait proposée, alors qu’elle était en pleurs dans son bureau suite aux difficultés de gestion de classe qu’elle rencontrait, soit de lui assurer que l’enfant handicapé ne serait pas dans sa classe le jour de son inspection… Aujourd’hui Charline s’est, elle aussi, reconvertie dans la kinésithérapie.

Les conditions de travail sont particulièrement rudes pour les débutants qui, étant donné le poids de l’ancienneté dans l’attribution des postes, sont souvent nommés loin de chez eux, sur des postes morcelés, combinant plusieurs niveaux, et héritant parfois d’une charge de direction d’école que nul, au sein de l’équipe déjà en place, ne voulait assurer. Manon, qui avait été cadre administratif dans la fonction publique avant de devenir professeure des écoles, a été « très choquée », confie-t-elle aux sociologues, de se retrouver seule à gérer une classe unique dans une école de campagne. Une situation qu’elle juge « inhumaine » en comparaison avec sa première expérience professionnelle. « Quand j’avais des stagiaires ou des CDD, je les prenais quinze jours avec moi pour regarder comment ils travaillaient, pour leur apprendre le métier (…) j’attendais de l’accompagnement comme je faisais […]. J’ai eu simplement ‘’débrouille-toi cocotte’’ », se souvient-elle. Depuis, Manon a repris son ancien poste.

Un manque de reconnaissance

A cet alourdissement des tâches s’ajoute, selon les chercheuses, « le sentiment de recevoir très peu de gratifications » et d’être « peu soutenu, peu valorisé par leur hiérarchie ». Dans ce contexte, la sécurité de l’emploi, ainsi que le caractère « relationnel » et « humain » du métier ne pèsent plus très lourd face à une autonomie réduite à peau de chagrin et à la faiblesse de la reconnaissance symbolique et matérielle accordée par l’institution.

Ils pèsent d’autant moins que l’origine sociale et le niveau de diplôme des professeurs des écoles d’aujourd’hui, nettement plus élevés que celui des instituteurs qui les ont précédés, leur procurent plus souvent les ressources nécessaires pour envisager sereinement une reconversion, une reprise d’études ou la préparation d’un concours. Bref, toutes les conditions semblent réunies pour que se diffuse, auprès des professeurs en poste, la conviction qu’il y a une vie après l’enseignement.

alternatives-economiques.fr