Education confinée

Une question de classe

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Extraits

La crise actuelle révèle avec vigueur le caractère de classe qui structure l’Ecole bourgeoise. Mais cette école made in Blanquer n’est pas une fatalité et les écoles pourraient bien devenir un terrain de bataille à la sortie du confinement. Retours de terrain de dizaines d’enseignants confinés et remontés.

Depuis le 16 mars, les écoles, collèges et lycées du territoire français sont fermés aux élèves. Cette population de 12,9 millions d’enfants et adolescent.e.s se retrouvent donc confiné.e.s avec leur parents, ou responsables légaux.ales depuis cette date, avec un accès très inégalitaire à l’enseignement. Alors que la continuité pédagogique devait être organisée la semaine du 16 dans les établissements, la décision du confinement général de la population est annoncée le lundi. Toutes les réunions prévues dans les établissements sont annulées le dimanche de manière préventive pour des raisons évidentes de sécurité sanitaire.

On demande alors à la communauté éducative de faire continuer à tourner la machine à distance, dans l’intérêt national et grâce à tous les outils dont les éducateurs.rices disposent pour faire vivre cet enseignement.

Alors que c’est précisément ce milieu qui avait largement rejeté la réforme des retraites cet hiver, ce milieu qui avait, malgré les dires du ministre, massivement rejeté l’organisation dans l’urgence des E3C (Épreuves Commune de Contrôle Continu), c’est ce même milieu qui se retrouve à devoir maintenir l’école à distance dans la désorganisation la plus complète. Le virus Corona avec tous ces aspects catastrophiques a poussé les agents de l’Éducation nationale à mettre de côté leurs conflits pour permettre que l’école puisse continuer à fonctionner.

Urgence, impréparation et impossible « continuité pédagogique » : les fantasmes du ministère à l’épreuve de la réalité

Le ministre, en bon premier de la classe du gouvernement, avait pour objectif de maintenir l’idée que, sous son règne, les choses fileraient droit. Effectivement, étant donné le niveau de défiance des personnels et le chaos qu’avait engendré la tenue des E3C (avec intervention des CRS dans certains établissements, procès intentés contre certain.e.s professeure.s grévistes, etc.), le ministre avait comme objectif de montrer que, malgré le risque grandissant de pandémie, les écoles ne fermeraient pas pour une « vulgaire grippe ». Ceci a mené à la situation complètement surréaliste d’un ministre qui claironne que les écoles resteraient ouvertes malgré l’épidémie le matin même de l’intervention du président qui annoncera, finalement, leur fermeture. Comble de l’hypocrisie, le lendemain, le même ministre affirme que l’enseignement se fera à distance et que « tout est prêt » pour organiser une continuité pédagogique malgré la fermeture des écoles.

Ce jusqu’au-boutisme invraisemblable était en réalité, on peut le supposer, bien maîtrisé, car annoncer plus tôt la fermeture des écoles aurait nécessité la préparation d’un plan concret, chose que le ministère n’était pas en mesure de faire. La prise de décision dans l’urgence rendait le ministère comme le reste de la société victime d’une situation qui semble incontrôlable et où on admet plus facilement que rien n’ait été préparé, alors que depuis le début du mois de mars, les informations qui permettaient de dire que le confinement étaient inévitable étaient déjà présentes, mais soit ignorées soit étouffées pour retarder la paralysie de la société.

Dans tous les cas ce qui est sûr, c’est que l’Éducation nationale n’était pas en mesure d’assurer la continuité pédagogique dans de bonnes conditions, mais qu’il était impossible que le ministère admette publiquement ce fait. D’où l’incohérence entre le discours communicationnel du ministère qui louait la réussite de la continuité pédagogique pendant le confinement, et les directives académiques qui ont fini par arriver sur les adresses professionnelles des enseignant.e.s. Celles-ci mettaient en avant la nécessité de garder le lien avec les élèves et de consolider les acquis mais surtout pas de continuer les cours ou de poursuivre le programme puisque les inspecteur.rice.s admettaient que les cours ne pouvaient pas se dérouler de manière normale car les conditions d’accès aux cours n’étaient pas les mêmes pour tous les élèves.

C’est donc dans l’incertitude que les personnels (enseignant.e.s, CPE, et certain.e.s personnels de direction) ont dû faire fonctionner le service publique d’éducation, avec des informations contradictoires, des injonctions à changer radicalement la façon de fonctionner et la nécessité du maintien du lien, si besoin de manière autoritaire si les élèves ou les parents ne se manifestaient pas. Cependant, ces-dernier.ère.s sont dans l’ensemble démuni.e.s, pas toujours compétent.e.s avec l’outil informatique et parfois aussi mal pourvu.e.s pour suivre l’éducation à distance.

Le manque de compétence ne se fait pas ressentir uniquement chez les élèves et leurs parents : en effet, organiser un cours à distance n’est pas non plus une chose facile pour les personnels. Même si les enseignant.e.s sont formé.e.s aux outils informatiques depuis une dizaine d’années, la réalité du terrain est bien différente. Oui, les personnels maîtrisent des outils informatiques qui leur permettent de rendre leur cours en classe plus vivants et interactifs, mais ce ne sont pas les mêmes outils qui permettent d’animer un cours en ligne. Ceux-ci nécessiteraient un cycle de formation conséquent que le ministère ne se donne pas les moyens d’organiser. Par ailleurs, il ne s’agit pas en priorité d’un problème de connaissances personnelles mais plutôt d’absence de supports accessibles à tous et de saturation des réseaux.

Le réseau Pronote, (logiciel développé par une société privée pour l’Éducation nationale que chaque établissement paye pour son utilisation) utilisé très largement en France (dans les collèges et lycées) pour tous les services : de vie scolaire, bulletin, emplois du temps… était, au début du confinement, le principal outil de relation entre les professeur.e.s, les élèves et leurs familles dans le secondaire. Sauf qu’il n’est pas fait pour être utilisé en flux tendu et était très souvent saturé ; à tel point que dans certains établissements, il a fallu établir un planning de connexion. Même avec ce planning, l’utilisation du logiciel est difficile pour la majorité des familles puisque la version mobile de Pronote n’est pas non plus faite pour être utilisée par des milliers de personnes simultanément et ne permet pas toutes les fonctionnalités du site. On avait donc des situations kafkaïennes où les professeur.e.s fournissaient des informations et des activités sans que la majorité des élèves qui utilisaient la version mobile puissent y avoir accès.

Les personnels, avec les moyens du bord, ont dû bricoler des solutions pour que les élèves puissent, en fonction de leur situation, quand même avoir accès à tous les contenus produits. Les enseignant.e.s ont très vite réalisé que ce que le ministère leur demandait d’effectuer était en réalité un travail de préparation, de suivi et de communication bien plus conséquent qu’en temps normal. En général, c’est sans l’aide ni des directions ni des inspecteur.rice.s que les enseignant.e.s et CPE ont dû faire preuve d’inventivité et de créativité pour faire vivre cette soit disant « continuité pédagogique ». Dans certains cas les directions ont même joué un rôle contreproductif : dans certains établissements, les directions demandaient aux professeurs de faire l’appel et donc de noter absent tout élève qui ne se manifestait pas aux bons créneaux horaires. Très vite et devant les réponses à la fois ébahies et parfois en colère des parents et des élèves ce dispositif a été abandonné.

En outre, les élèves et leurs familles ont souvent eu des soucis ne serait-ce qu’à avoir les informations nécessaires pour faire les activités proposées par les professeurs. En effet, quand le réseau n’était pas saturé, se posait la question de savoir si tous les enfants d’une famille pouvaient travailler simultanément alors qu’ils avaient tous besoin d’un écran. Si une grande partie des élèves du secondaire ont leur propre smartphone, il n’est pas forcément possible de bien visionner des documents de travail sur ce support. L’autre question était de savoir comment gérer le flux de travail : dans un premier temps, les enseignants, sans consignes claires ni concertation et donc navigant à vue, ont eu tendance à donner trop de contenu.

En général, une heure de cours est le fruit de ce que l’enseignant.e a préparé, à quoi s’ajoutent la pédagogie, l’interaction, les questions, les réflexions qui font en sorte que le cours soit construit et assimilé par les élèves. Un cours en ligne peut difficilement intégrer ces interactions et relève davantage d’une transmission verticale. Ainsi, c’est au professeur de fournir les consignes les plus précises possibles pour que le travail soit réalisable, mais c’est également à l’élève et à sa famille de comprendre l’activité sans pouvoir compter en direct sur l’aide du professeur qui peut, dans le meilleur des cas, répondre à une question par mail. Si on prend l’exemple d’un.e enseignant.e qui a 5 classes de 30 élèves pour qui il faut répondre aux questions de compréhension et ensuite fournir une correction personnalisée, cela représente un travail extrêmement chronophage pour les professeurs puisqu’il repose sur un très grand nombre d’échanges parfois répétitifs, parfois individualisés à l’extrême. Les élèves et leurs parents sont quant à eux confrontés virtuellement à de nombreux interlocuteurs différents avec des manières de fonctionner très variées.

Dans certains cas, les élèves sont aussi livré.e.s à elleux-mêmes si leurs parents sont obligés d’aller travailler. Dans ce cas, iels doivent elleux-mêmes gérer l’afflux de devoirs, les différents formats, les solutions pour répondre aux activités, les questions aux professeurs, mais aussi l’aide à apporter aux autres frères et soeurs. Certain.e.s élèves expliquent qu’iels doivent aller à l’internet café pour imprimer les devoirs ce qui constitue un danger auquel iels ne devraient pas être exposé.e.s. Certain.e.s élèves de lycée ne peuvent tout simplement pas effectuer le travail envoyé par leurs professeur.e.s. Devant les besoins humains supplémentaires dans la grande distribution et dans les réseaux de livraison, ces élèves sont devenu.e.s ces travailleur.euse.s essentiel.le.s en bonne santé et sans obligations familiales dont la société a besoin actuellement pour fonctionner.

Dans cette situation il est difficile de considérer que tou.te.s les élèves peuvent avoir un accès égalitaire à l’éducation. C’est pourtant ce qu’affirme le ministre en minimisant l’échec de sa « continuité pédagogique ». D’après lui, « seul un nombre infime d’élèves seraient perdu.e.s ». Le ministère ne semble pas en mesure d’expliquer comment il a accès à ces informations, ce qui rappelle sa tendance à recourir à des chiffres fabriqués de toute pièce, comme les taux de grévistes de cet hiver ou même les taux de réussite aux évaluations nationales. Mais c’est une toute autre réalité à laquelle les personnels sont confrontés : celle des inégalités criantes, de la détresse, du stress et des conflits familiaux autour de l’incapacité des parents à jouer le rôle de professeur, ou des élèves à être des apprenants talentueux.

La détresse n’est pas seulement produite par les incompréhensions générées par les contenus scolaires. Les élèves de troisième, de première et de terminale se font du souci quant à leurs examens et les réponses apportées par le ministre ne permettent pas qu’ils se tranquillisent. Néanmoins, quand les médias abordent l’éducation en confinement, ils oublient souvent de la relier à la situation bien particulière que vivent aussi au premier rang les élèves et leurs familles : celle de la catastrophe sanitaire. Les élèves ont une véritable angoisse face à la mort, ce qui semble compréhensible, même si un peu déroutant à leur âge. Le confinement produit sur eux un effet anxiogène plus fort que chez l’adulte. Ils ont vu la situation se dérégler en Chine, puis en Italie, puis dans la région Grand Est, puis dans l’Oise et enfin chez eux.

Les élèves ont peur de la mort car ils en sont entouré.e.s et pas seulement médiatiquement. De nombreux élèves ont perdu un membre de leur famille ou un proche et, comme tout le monde, ils ont des difficultés à faire le deuil, sans enterrement ou rassemblement de la famille. Alors que la situation du deuil est difficile à gérer dans le parcours scolaire en temps normal, elle devient impossible à gérer dans le cadre du confinement. En effet, dans un contexte scolaire normal, l’élève peut trouver à l’école un soutien nécessaire pour continuer à avancer en se confiant directement à ses camarades ou à un.e membre de la communauté éducative alors qu’actuellement et dans le meilleur des cas, tout ce qu’il peut espérer recevoir de l’école, ce sont des messages de soutien.

C’est dans la solitude que les élèves doivent actuellement gérer les drames. Il est difficile pour elleux de penser de manière scolaire alors qu’iels voient le nombre de décès progresser autour d’eux et que nombreux sont les élèves dont les parents doivent reprendre le travail pour ne pas être licenciés. L’aide que ceux-ci pouvaient leur apporter jusque-là risque de leur être retirée et cela va accentuer leurs difficultés. Les élèves ont besoin de soutien, de quiétude, de perspectives claires et optimistes, alors que le ministre ne propose que flicage, décisions prises dans l’urgence, et écran de fumée pour masquer son incompétence.

Les directives du ministère se faisaient attendre par les élèves comme par les personnels. Cependant, les annonces qui ont été faites par le ministre la semaine dernière entretiennent plus le flou qu’autre chose. Annulation de la majorité des épreuves mais maintien des examens, qui s’obtiendront grâce à une note de contrôle continu obtenue grâce aux moyennes coefficientées des deux premiers trimestres. Aucune évaluation pendant le confinement, mais un hypothétique trimestre express à la reprise des cours qui comptera pour la note de contrôle continu, et qui impliquera une pression sur les enseignant.e.s. de réaliser des évaluations. Cela engendrera des situations extrêmement stressantes pour les élèves, qui sont soucieux de leur réussite et très conscients du fait que c’est leur avenir qui est en jeu. En bref, aucun plan clair, aucun élément pour rassurer les élèves et leur famille. Du Blanquer à l’état pur.

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