Fukushima, le 11 mars 2011

Menace nucléaire sur l’Europe, le rayonnement de la France, dix ans après Fukushima

Un livre de Jean-Marc Sérékian

Chapitre 12. Digression désabusée sur la « dissuasion »  

              

Le meurtre de masse en pyjama – La dissuasion dans la mondialisation – Avenir asiatique de quelques fleurons fanés français – Question d’écriture pour l’atome tricolore – « Inutile et coûteuse » dixit un général – Têtes brûlées, têtes froides et têtes nucléaires – « Techno-génocidaire. » – Filiation Blitzkrieg bombe atomique – Une guerre dans la guerre – De la guerre à la situation atomique – La situation atomique

Extraits

Le meurtre de masse en pyjama

S’il y eut dans l’Histoire un « art de la guerre », on peut dire qu’il dégénéra en meurtre de masse au 20e siècle avec les applications pratiques de la mécanique quantique. Plus généralement, le développement fulgurant des sciences et techniques durant les premières décennies du siècle passé a rendu caduques les méthodes ou tactiques de combats sur le champ de bataille. Désormais, comme dans les mythes antiques, mais réellement, la mort arrive du ciel et décime des villes entières en un éclair.

La doctrine de la dissuasion atomique ne relève pas de l’art de la guerre, elle n’est que pure rhétorique ou élucubration idéologique à l’usage d’un nouveau haut-clergé militaro-scientifique détenteur de la toute-puissance atomique d’annihilation du monde vivant. Mais, on le comprend aisément, face à l’évidence de cette sombre perspective, une liturgie pleine de lumineuses invocations s’impose pour inverser la perception populaire de la dissuasion. Ainsi, dans ses incantations rituelles routinières, il n’est jamais question de meurtre de masse mais seulement de cibles stratégiques. Une litanie de bonnes intentions constitue la doctrine de la dissuasion. Elle peuple le monde d’esprits maléfiques et de démons dont elle prétend nous protéger. On ne parle que de défense, de sécurité, d’intégrité territoriale ou d’intérêts stratégiques de la France. Pourtant, les projectiles sont des missiles capables de porter le meurtre de masse aux antipodes.  Tout ce vocabulaire élaboré par de hauts stratèges a pris le nom de « dissuasion ».

Cependant, d’un point de vue anthropologique, la doctrine de la dissuasion, par son contenu simpliste et son type sectaire, fait office de sanctification religieuse pour couvrir des pratiques ésotériques dont les conséquences humaines sont inavouables et condamnables en regard de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : des innocents vont être mis à mort, sacrifiés en masse sur l’autel des jeux d’influences entres puissances atomiques.

On sait que, durant deux millénaires, les religions justifièrent bien des crimes de guerre et assurèrent, si nécessaire, la bonne conscience des chefs militaires… Mais, à l’orée du 20e siècle, un philosophe fit une constatation inattendue : « Dieu est mort ». Malgré la soudaineté de cette disparition, il n’y eut pas d’enquête en encore moins d’autopsie.  On ignore donc les circonstances et la cause du décès. Nul ne sait s’il y a eu meurtre prémédité et qui en furent les commanditaires. Mais force est de constater, que peu de temps après, en ce début de 20e siècle, la mécanique quantique se trouva trôner à la place du divin défunt et fut d’emblée vénérée en un dieu unique tout-puissant avec tous ses attributs. L’ancien dieu (religieux) décédé n’était plus en mesure de bénir la grande aventure humaine et encore moins les gigantesques entreprises militaro-industrielles du Monde Occidental. Dans le transfert des compétences célestes sur Terre, la nouvelle physique de la matière s’est surtout concentrée sur la toute-puissance d’anéantissement qu’elle présenta en dot de mariage à une oligarchie militaire. Si au sein de la communauté savante, rares sont ceux initiés au formalisme ésotérique de la nouvelle physique, plus personne ne l’ignore : E = mc².

Quelle autorité spirituelle pourrait chasser les mauvais esprits et soulager l’éventuelle mauvaise conscience de ceux qui, tous les jours au-dessus de nos têtes, préparent le meurtre de masse et souhaitent, malgré tout, sanctification morale et reconnaissance sociale ? Aucune, « Dieu est mort ! »

Bien que pourvue de la plupart des attributs de Dieu, la science ne peut pas le faire en direct. Toute entière absorbée par la totipotence de sa toute-puissance à la surface de la Terre et aveuglée par la brillance exceptionnelle de sa lumière nouvelle sur la matière, elle s’est rapidement privée de tout sens éthique. Ainsi, la nouvelle aristocratie militaire de l’ère atomique en fut réduite à s’auto-sanctifier et dut élaborer une rhétorique spéciale à l’ère atomique : la dissuasion. L’essentiel est que les hauts dignitaires de la guerre atomique et les parlementaires qui, dans l’hémicycle, leur servent de caution démocratique y croient. Peu importe la crédibilité sociale de la doctrine, force est de constater que depuis plus d’un demi-siècle, ils n’ont de compte à rendre à personne. La contrainte démocratique, fut, en effet, réduite à une caste bavarde de parlementaires bien repus.

Le second volet de la rhétorique de la dissuasion est plus bassement matériel : le nerf de la guerre, l’élite polytechnique et militaire doit s’assurer une ligne de crédit illimité. En tant que classe parasite, elle prospère comme sous l’Ancien Régime sur le dos du Tiers-Etat et puise à grosses brassées dans le trésor public. Les bedonnants de l’hémicycle assurent sans moufter la bénédiction des ponctions financières…

A l’instar des « Guerres de Religion », bénies par un clergé, mais plus généralement dans toutes les grandes entreprises guerrières comme l’Histoire contemporaine nous l’a révélé pour la « Grande Guerre », la dissuasion atomique doit diaboliser l’ennemi, l’investir d’intentions criminelles surnaturelles immédiatement menaçantes. Ici il s’agit d’un impératif essentiel. Quelle force hostile sinon le Diable ou une puissance démoniaque pourrait justifier le meurtre de masse et, accessoirement, l’énormité des budgets de recherche consacrés à sa préparation ?

Durant la quarantaine d’années de la Guerre froide, de fuite frénétique dans la course aux armements nucléaires, la doctrine de la dissuasion s’est alimentée du conflit général antérieur des anciennes idéologies : « les ennemis du libéralisme » s’affrontaient aux « ennemis du socialisme ». Après la chute de l’Empire soviétique, la doctrine de la dissuasion occidentale se retrouva un bref instant orpheline d’un ennemi facile à diaboliser, mais continua à enflammer à froid les esprits scientifiques… Bref, tout ceci pue la vilenie foncière de l’aristocratie militaire afin de justifier un savoir-faire désormais d’excellence scientifique : le massacre des innocents.

S’il a existé un « art de la guerre », son premier degré fut probablement le combat singulier, le face à face farouche, le corps à corps féroce, arme au point. Celui qui tue sauve sa vie, voit sa victime, sa détresse et sa mort. Les deux combattants ont une conscience claire des souffrances et blessures possibles et potentiellement mortelles. Pour s’épargner ces atteintes corporelles,  ils s’imposent des entraînements physiques et portent des tenues de combat.

Rien de tout cela n’est utile dans le meurtre de masse ou génocide technique à l’ère atomique sanctifié par la doctrine de la dissuasion. Celui qui tue ne voit pas ses innombrables victimes, il ne veut surtout pas connaître les détails de son exploit physique en mécanique newtonienne et quantique. Il ne souhaite pas qu’on lui expose le nombre d’enfants et de femmes réduits en cendres par son tir atomique.

Il ne risque aucune blessure, il n’a pas besoin d’un entraînement sportif ni de porter un casque ou une tenue de combat ni même d’apparat. Si tel est son bon plaisir, il peut se rendre à son poste de tir en pyjama.

Dans l’histoire de l’Humanité et même à l’échelle des temps géologiques, après un conflit atomique responsable d’un « Hiver nucléaire » sur la Terre entière, tel sera le seul résultat tangible de la physique des particules par rapport à l’âge de la bougie : le confort du meurtre de masse en pyjama de soie. Mais personne ne le saura…

 

La dissuasion dans la mondialisation

Après l’effondrement de l’Union soviétique que la doctrine de la dissuasion occidentale avait diabolisée en lui attribuant l’intention farouche de détruire « le Monde libre », la recherche scientifique et l’ingénierie atomique perdaient soudain leur raison d’être mais continuèrent leurs routinières activités mortifères comme si rien ne s’était passé. Au cours des années 2000 et 2010, la presse occidentale mit en scène à la hâte une nouvelle menace imminente : la Corée du Nord. Ainsi la recherche et l’industrie nucléaire étaient sauvées et socialement sanctifiées. Le clan des Kim en Corée fut pour ainsi dire providentiel à tous les points de vue. Son authentique et anachronique décorum socialiste simplifia grandement la tâche des journalistes. Il suffisait en toute objectivité de diffuser des images du régime  des Kim pour convaincre le téléspectateur lui aussi en pyjama sur son divan dans son séjour… En ces temps difficiles de pénurie de personnage grotesque à diaboliser, il fallut bien  faire feu de tout bois pour attiser la flamme atomique.

La Chine, devenue un partenaire essentiel de la mondialisation du capitalisme, ne pouvait plus faire l’affaire après la défection de l’Union soviétique. Pour de basses raisons économiques et bien d’autres y compris militaires et nucléaires, elle fut donc épargnée. Il était, en effet, difficile de lui vendre des technologies électronucléaires, d’y construire des centrales atomiques et, en même temps, de la diaboliser comme une menace (communiste) imminente. Faute d’une vraie superpuissance ou d’un groupe terroriste à vrai dire peu crédible, les doctrinaires de la dissuasion, aidés  des savoir-faire en écho de la presse à grand tirage, firent de l’austère dynastie des Kim en Corée du Nord la force démoniaque pour justifier et perpétuer la lourde machinerie du meurtre de masse.

Pour le reste du Club atomique les temps avaient aussi changé. Avec l’industrie nucléaire mondiale et occidentale en déclin, la Chine finit par s’imposer comme un partenaire presque incontournable pour atténuer la chute et limiter la casse. Près de la moitié des chantiers de réacteurs se trouve en Chine. Et, pour le rayonnement nucléaire de la France outre-Manche, on sait que la Chine s’impose comme le partenaire indispensable. Ainsi, dans le Club atomique, avec le ménage à trois en Angleterre, l’ambiance serait plutôt à se serrer les coudes pour prolonger la survie de l’atome en perte de panache en Occident.

En avril 2015, dans le marasme du grand déballage public des comptes catatoniques d’Aréva, un journaliste du Monde trouva une belle formule pour décrire de manière positive la situation financière du géant hexagonal exsangue à l’agonie : « L’avenir du nucléaire français s’écrit en chinois » (1).

Il y a bien sûr un double sens possible à cette jolie image prospective. Mais la réputation de sérieux du journal Le Monde nous permet d’emblée d’écarter l’option satirique liée au sens figuré du mot « chinois » en français, comme dans l’expression laconique  « c’est du chinois ». Avant d’aller plus loin dans le sujet de la « dissuasion », d’évaluer son sens ou non-sens dans la mondialisation néolibérale de l’économie, qu’il nous soit permis de signaler en passant le sens de l’euphémisme sinon de l’angélisme du journaliste  puisqu’il faisait l’impasse sur l’essence fondamentalement militaire du nucléaire…

Pour Areva, il est trop tard, son écriture en chinois n’est pas survenue à temps. Reste EDF, on a vu que son aventure nucléaire en Angleterre jugée à haut risque financier et technologique doit en partie s’écrire en mandarin. Trois membres du club atomique ont choisi d’unir leur puissance technologique et financière pour rallumer la flamme nucléaire vacillante de la vieille et première puissance industrielle : l’Angleterre. Pour la rhétorique de diabolisation de la dissuasion, cette collaboration en trio est plutôt mal venue. A part la Corée du Nord, pour justifier l’arsenal de la dissuasion, restent les deux vieilles superpuissances de la Guerre froide Etats-Unis et Russie qu’il faudrait peut-être étudier dans le détail. Mais pour ce qui concerne la France on sait qu’elle est membre de l’Otan tout en ayant divers partenariats pétroliers et nucléaires avec la Russie. Décidément, pour la dissuasion les velléités atomiques des Kim sont véritablement providentielles

 

Avenir asiatique de quelques fleurons fanés français

Pour lire le chapitre complet :

Menace nucléaire sur l’Europe episode 14_chap12

 

La suite … demain !