De l’antiterrorisme à la pandémie de Covid-19

Le prétexte des « circonstances exceptionnelles »

Un article du monde diplo

Passe sanitaire et impasse des libertés

La massification des moyens d’expression numériques s’est accompagnée en France d’une multiplication de lois qui restreignent la liberté d’expression, comme si cette dernière était réservée aux classes cultivées. Cette disposition liberticide du législateur s’observe également dans l’état d’urgence sanitaire et les dispositifs de lutte contre la pandémie. Elle s’inscrit dans une tendance longue.

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À quel moment la contradiction entre les mesures prises pour lutter contre la pandémie de Covid-19 et le respect des libertés fondamentales éclate-t-elle ? Avec le passe sanitaire, nous nous approchons peut-être de ce point de non-retour. Il appartient désormais à chacun de présenter le fameux « QR code » attestant son statut vaccinal ou sérologique dans de nombreuses activités de la vie quotidienne : aller au restaurant ou au bistrot, prendre un train, voir un film, faire ses courses dans de grands centres commerciaux, rendre visite à un proche à l’hôpital, aller au concert ou dans une petite salle de spectacle… Dès lors, les personnes chargées de contrôler les passes sanitaires (du patron de bar à l’employé du cinéma) peuvent connaître l’identité, mais aussi la date de naissance, de tous ceux qui se présentent. Cela pourrait paraître anodin, mais constitue en réalité une nouvelle entaille dans la toile déjà bien lacérée de l’anonymat. Les dispositifs technologiques auxquels nous nous sommes habitués sans y prendre garde ces dernières années facilitent cette extension de la surveillance. Qui pourrait affirmer que les données relatives au passe sanitaire ne pourraient pas faire l’objet d’une exploitation par des services de police judiciaire ?

C’est ce sentiment d’une liberté grignotée, voire garrottée, qui unit, par-delà leurs différences, les centaines de milliers de manifestants qui, depuis le 17 juillet 2021, contestent l’extension du passe sanitaire prévue par la loi du 5 août (1). Leur colère prend source dans un spectaculaire reniement de l’exécutif. Ce dispositif s’introduit dans la loi presque en catimini, par la voie d’un amendement gouvernemental présenté le 3 mai 2021 lors du débat sur le projet de loi « relatif à la gestion de la sortie de crise sanitaire » déposé quelques jours plus tôt par le premier ministre Jean Castex. La motivation retenue ne manque pas de saveur : l’usage du passe sanitaire « peut s’inscrire dans une démarche citoyenne de renforcement des capacités et du pouvoir d’agir des individus (empowerment) face à l’épidémie (2) ». Mais la loi en limite l’usage aux « grands rassemblements de personnes (3) », et le gouvernement promet alors qu’il « ne saurait être étendu aux activités du quotidien telles que faire ses courses, aller au travail ou encore, pour ne citer que ces exemples, se rendre dans un service public (4) ». Il n’aura pas fallu deux mois pour qu’il se dédise…

La notion d’empowerment suggère que ce nouvel artefact juridique et technologique donnerait du pouvoir aux citoyens. L’analyse de la réponse du gouvernement à la crise sanitaire depuis mars 2020 montre exactement le contraire : des libertés leur ont été retirées. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs constaté que le passe sanitaire, comme avant lui l’attestation de déplacement dérogatoire en vigueur au cours de chaque confinement et couvre-feu qu’a connu le pays depuis dix-huit mois, porte atteinte à la liberté d’aller et de venir. Les « sages » ont néanmoins jugé ces atteintes justifiées (5), et donc conformes à la Constitution. Elles s’ajoutent à la longue liste des mesures dites « d’exception » qui, depuis vingt ans, étendent les pouvoirs de police et tissent autour des populations une camisole de surveillance et de contrôle permanents.

Avec la crise sanitaire, la France a connu une période inédite, au cours de laquelle la police pouvait contrôler les personnes sans aucun motif. On n’a pas assez souligné la radicalité de cette évolution. Pour vérifier l’identité d’un individu, un policier ou un gendarme doit en effet normalement faire état du comportement suspect de celui-ci, qui laisserait penser qu’il a commis une infraction (6). Si les lois Pasqua de 1993 ont permis dans certains cas aux forces de l’ordre, avec l’accord du procureur de la République, d’effectuer des contrôles sans motif, ceux-ci étaient limités dans le temps et l’espace. Au regard de ce cadre juridique — pourtant très peu contraignant, et dont les étrangers et les jeunes des quartiers populaires font quotidiennement les frais —, les mesures mises en place depuis mars 2020 au cours des confinements et couvre-feux successifs se révèlent extraordinaires et, au sens strict, arbitraires.

La population jugée hostile et suspecte

En effet, dès lors qu’il est interdit de sortir de chez soi, sauf pour un motif légitime prévu par des textes très vagues, la police a le droit de contrôler toute personne présente dans l’espace public sans avancer un quelconque motif. Elle échappe à tout examen effectif de l’autorité judiciaire. Avec plus de 2,2 millions d’amendes infligées pour non-respect des mesures sanitaires entre mars 2020 et avril 2021, le grand public a pu partager avec les habitants des quartiers populaires la joie des contrôles — la violence et la vulgarité en moins.

Cette extension des pouvoirs de police s’inscrit dans un basculement juridique survenu après les attentats du 11 septembre 2001. Au lendemain des attaques contre le World Trade Center et le Pentagone à New York et à Washington, le gouvernement français décide de modifier son appareil juridique pour lutter contre le terrorisme, notamment en autorisant les policiers à contrôler les citoyens, à fouiller leurs sacs et leurs véhicules. « Il y a des mesures désagréables à prendre en urgence, explique le sénateur socialiste Michel Dreyfus-Schmidt après le vote de la loi sur la sécurité quotidienne, mais j’espère que nous pourrons revenir à la légalité républicaine avant la fin 2003. » La plupart de ces entorses aux libertés ont été depuis pérennisées. « Il n’est pas attentatoire aux libertés de lutter contre le terrorisme », avait alors allégué le ministre socialiste de l’intérieur, M. Daniel Vaillant (7).

On retrouve ce type de justification après les attentats du 13 novembre 2015 dans la bouche d’autres dirigeants du Parti socialiste. Le recours à l’état d’urgence décidé par M. François Hollande confère à nouveau des pouvoirs d’exception à la police, lui permettant notamment de procéder à des perquisitions sur un simple soupçon. Qu’une pandémie déclenche chez des responsables politiques attachés à l’État de droit la même réaction — limiter les droits des citoyens et accorder plus de pouvoirs au ministère de l’intérieur et à ses agents — que des attentats terroristes suggère qu’un certain mode de pensée se généralise : face à une menace quelconque, l’État identifie la population comme une entité hostile et suspecte.

Le confinement a également fourni aux autorités un terrain d’expérimentations de technologies de surveillance inédites : à Nice et à Paris, les forces de l’ordre ont utilisé des drones pour surveiller le respect du confinement et diffuser des consignes par haut-parleur aux personnes se trouvant dans l’espace public. Un dispositif tout à fait inutile : le robot volant ne pouvait vérifier l’existence d’une attestation de déplacement dérogatoire. Il s’agissait donc essentiellement de faire ressentir aux citoyens la présence ubiquitaire de l’œil étatique. L’association La Quadrature du Net et la Ligue des droits de l’homme ont obtenu en référé du Conseil d’État (18 mai 2020) qu’il soit enjoint au préfet de police de Paris de faire cesser ces vols qu’aucune loi n’encadre. La préfecture n’en a pas tenu compte et le Conseil d’État, le 22 décembre 2020, a de nouveau constaté l’illégalité de cette pratique. Le gouvernement a tenté de créer un cadre légal pour l’usage de drones dans la loi dite « sécurité globale », mais le Conseil constitutionnel a censuré ces articles. La logique s’installe toutefois : un coup de force de la police impliquant une technologie de surveillance se pérennise. En effet, un énième projet de loi relatif à la sécurité déposé le 20 juillet vise à permettre le recours aux drones dans des conditions plus strictes.

Un décret sans base légale

De la même manière, le gouvernement joue avec la norme. L’exemple le plus frappant en est la première extension, en catimini, du passe sanitaire. Le 19 juillet 2021, un simple décret du premier ministre étend son usage obligatoire aux lieux de loisir accueillant au moins cinquante personnes (8). Ainsi, alors que la loi du 5 août d’extension démesurée du passe sanitaire n’était pas encore en vigueur et que la précédente loi du 31 mai limitait son recours aux grands rassemblements (dont le gouvernement estimait le nombre à mille personnes), un simple décret — sans aucune autorisation légale — abaissait arbitrairement ce seuil. Saisi notamment par le professeur de droit Paul Cassia (9), le Conseil d’État validait le décret, même s’il n’avait aucune base légale, au nom des « circonstances exceptionnelles (10) ».

Ces deux mots résument à eux seuls la justification avancée par l’État pour contourner ses propres règles. Surveillance débridée, arbitraire policier, sorties de route juridiques : la crise sanitaire a tout permis. Pour voter au pas de charge l’extension du passe sanitaire, le gouvernement a cru bon d’ignorer les critiques émanant non seulement d’un grand nombre de citoyens — habilement portraiturés en extrémistes rétrogrades d’extrême droite —, mais aussi d’institutions de la République comme la défenseure des droits. « Ces mesures restrictives affectent des pans entiers de la vie quotidienne et entravent l’accès à l’espace public de millions de personnes », avait pourtant alerté Mme Claire Hédon, préoccupée par le risque que présentait le « contrôle d’une partie de la population par une autre partie de la population » (11). De son côté, le géographe Sébastien Leroux a souligné la « carence sociale » imposée aux populations ayant des difficultés d’accès au vaccin, qui renforce des inégalités (12).

Si le Conseil constitutionnel n’a rien trouvé à redire au passe sanitaire, il a néanmoins censuré une disposition symbolique du projet gouvernemental, à savoir l’isolement automatique — sous contrainte — de toutes les personnes diagnostiquées positives au Covid-19. En droit, il s’agissait d’une privation de liberté potentiellement imposée à des dizaines de milliers de personnes. Comme à leur habitude, les « sages » ont censuré la disposition la plus ubuesque pour entériner le reste du texte. La privation automatique de liberté demeure néanmoins, mais au détriment exclusif des étrangers : la nouvelle loi crée en effet un délit puni de trois ans de prison et de dix ans d’interdiction du territoire français pour les étrangers en instance d’expulsion qui refuseraient de se faire diagnostiquer…

Raphaël Kempf, Avocat. Auteur d’Ennemis d’État. Les lois scélérates, des « anarchistes » aux « terroristes », La Fabrique, Paris, 2019.

Notes

(1) Loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire.

(2) Amendement n° CL153, déposé le 3 mai 2021.

(3) Loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire.

(4) Amendement n° CL153, déposé le 3 mai 2021.

(5) Décision n° 2020-800 DC, Conseil constitutionnel, Paris, 11 mai 2020 (confinement), et décision n° 2021-824 DC, 5 août 2021 (extension du passe sanitaire).

(6) Article 78-2 du code de procédure pénale.

(7) Cité par Franck Johannès, « Les députés se prononcent sur le dispositif antiterroriste du gouvernement », Le Monde, 1er novembre 2001.

(8) Décret n° 2021-955 du 19 juillet 2021 modifiant le décret n° 2021-699 du 1er juin 2021 prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire.

(9) « De l’État de droit à l’État de Covid », Le blog de Paul Cassia, 9 août 2021, https://blogs.mediapart.fr

(10) Ordonnances n° 454754, 454792, 454818, Conseil d’État, Paris, 26 juillet 2021.

(11) Avis de la défenseure des droits n° 21-11, Paris, 20 juillet 2021.

(12) Sébastien Leroux, « Face au passe sanitaire obligatoire, nous ne partons pas tous égaux », Le Monde, 21 juillet 2021.