La guerre de l’attention

Comment ne pas la perdre ?

Alors que depuis des années les organismes institutionnels, médiathèques publiques en premier lieu, s’appliquent à ringardiser le livre sur papier pour mieux imposer la lecture sur écran [1], dire tout d’abord que c’est d’un livre sur papier dont nous parlons ici. C’est que le lecteur d’aujourd’hui semble le préférer encore, même s’il avale sa part digitale journalière comme la plupart d’entre nous. Mais les politiques menées à grande échelle se font au service des grandes entreprises, où elles puisent leur inspiration, la société dans son ensemble est à l’évidence privatisée en esprit pour l’essentielle.

Comme il est dit dans l’introduction de cet ouvrage : un livre libère l’attention, le lecteur choisit le moment et le passage, de rêver ou de s’ennuyer, d’apprendre, il mémorise parce qu’il pratique une lecture vivante. Par sa serviable neutralité, l’objet-livre respecte son lecteur ; l’écran du smartphone, quant à lui, avale son attention avec un surcroît d’efficacité, son rôle et son effet sont avant tout d’influencer, de vendre, de fasciner. On voit bien que ces différences ne sont pas de forme, mais de nature. Le processus de leur fabrication comme leur finalité ne sont pas comparables.

On se souvient qu’en 1998, sous le gouvernement socialiste dirigé par Lionel Jospin, fut signé un accord avec Bill Gates qui, selon le journal Libération, livrait la France à Microsoft  [2]. L’éducation, la recherche, la formation, la réglementation allait désormais dépendre des directions données par une multinationale.

Avec les ministres de l’Éducation successifs, tous dopés à l’« ordre ordinateur »  [3], le numérique ne pouvait qu’avancer à grands pas ; avec Jean-Michel Blanquer il devient le vecteur principal, quasi le substitut à la personne humaine. «  En effet, [Jean-Michel Blanquer] ne se contente pas d’avancer dans le sens du progrès et joue un rôle de promoteur enthousiaste au sein de la ‘‘start up nation’’. Pour lui, les neurosciences et l’informatique permettront à l’enseignement d’entrer pleinement dans le xxie siècle. »  [4] Les enfants sont explicitement considérés comme de super ordinateurs qu’il faut abreuver avec les données nécessaires.

Cependant les pays qui ont le plus misé sur ces technologies de l’information et de la communication n’obtiennent pas de meilleurs résultats dans les écoles. Une enquête PISA signale même au contraire que ce sont ceux-là qui ont les plus mauvais classements en termes de compréhension de l’écrit, des mathématiques et des sciences. Plus largement, la connexion généralisée n’a fait quaccroître la solitude de chacun, ou plutôt son isolement. «  L’adolescent contemporain se réfugie dans sa chambre pour tchater, scroller, ou liker, et de moins en moins dans des cafés ou des parcs, pour rire, chanter ou pleurer. »  [5]

Pour autant la captologie, science de la technologie persuasive, a le vent en poupe, rien ne paraît en mesure d’arrêter son empire, sinon la limite matérielle de sa fabrication physique. La profusion d’images engageantes émotionnellement paralyse plus qu’elle n’incite à passer à l’action. Un maximum de personnes se trouve concerné d’un coup par la même chose, la même cause, la même indignation, mais c’est aussi la prostration généralisée ou des mobilisations sans rapport avec le nombre de connectés à la chose, à la cause, à l’indignation. En effet, « à chaque nouveau mot d’ordre, à chaque injonction à réagir, c’est le réel qui s’éloigne, comme si la surexposition aux écrans nous éloignait toujours un peu plus du moment où nous pourrions avoir prise sur lui ».  [6]

On pourra opposer, parmi d’autres, l’exemple des printemps arabes, mais les ressorts de luttes étaient alors ancrés plus profondément, ô combien légitimés par des faits sociaux, et les modélisations imposées par les réseaux ont d’ailleurs souvent montré leurs limites, celles du spectacle, qui ne s’inscrit que dans de l’éphémère.

Les auteurs de La guerre de l’attention citent l’exemple de l’Australie, seul pays important à avoir essayé de réglementer le désordre numérique tel qu’il est déployé par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Le gouvernement de Scott Morisson a obligé Google et Facebook à rémunérer les médias locaux (en l’occurrence ceux de Rupert Murdoch !!) quand ils reprendraient des extraits de leurs publications. Cela dit, pour que des gouvernements puissent réellement imposer leurs conditions, encore faudrait-il qu’ils soient indépendants sur le plan technologique (sans parler des plans économique, idéologique, juridique, etc.), c’est évidemment loin d’être le cas.

En France, on a pu observer sans surprise l’exercice hypocrite mené par Emmanuel Macron, qui n’a pas craint d’annoncer qu’il se plierait aux demandes d’une Convention citoyenne pour le climat (regroupant 150 personnes tirées au sort) pour mieux passer outre une fois les demandes exposées. À ce mauvais jeu se laissent prendre ceux qui le veulent bien, mais même pour ceux-là, une fois suffit. Le moratoire sur la 5G, explicitement recommandé par la Convention, n’a bien évidemment pas été retenu. En dépit des discours et autres effets de la communication, la course vers l’abîme continue à vitesse toujours accélérée. Les besoins en énergie ne peuvent ainsi qu’exploser alors que la raison dicte de les restreindre.

« L’industrie promet des milliards d’objets connectés avec la 5G, et même bientôt la 6G, le renouvellement infini des smratphones – il y en avait déjà des milliars en activité en 2020 – toujours rapidement obsolètes. Ajoutons que les coûts de la bande passante explosent à mesure que nous consommons toujours plus d’images, en particulier de vidéos… À l’heure où tous les pans de la vie se numérisent, notre trajectoire est donc celle d’un coût énergétique toujors plus massif pour le numérique et, partant, d’un impact toujours plus important sur le dérèglement climatique, causé en grande partie par les émissions de CO2.  »  [7]

Impact sur l’environnement et impact sur les cerveaux, ça fait beaucoup pour une seule cause, la connexion absolue prévaut sur les connectés et se substitue à eux. L’objet gagne sur le sujet, sous les applaudissements des profiteurs et imbéciles innombrables qui garnissent les rangs de la technophilie galopante, à l’évidence calamiteuse.

Au terme d’un exposé fouillé et varié le collectif Lève les yeux dont les auteurs de ce livre sont les animateurs, une liste de recommandations est dressée, elles m’ont paru assez timides, même si allant dans le bon sens, mais imagine-t-on qu’elles puissent être reprises par un quelconque gouvernement, fût-il écologiste ? Quand on voit de quel bois sont faits les représentants l’écologie politique en France (et ailleurs), le scepticisme ne peut qu’être de mise.

Exemple de ces recommandations :

Garantir des espaces et des moments sans technologies numériques. Soit sanctuariser des lieux et des temps, et promouvoir la déconnexion.

Ne pas s’interdire d’interdire. Par exemple : interdire les écrans dans les écoles maternelles (seulement ?)

Réguler. Faire évoluer les cadres juridiques liés aux numériques.

Limiter les durées journalières d’exposition aux écrans.

En clair, une transition écologique ne saurait se faire sans une protection de l’attention. Selon certaines études, il semble qu’une majorité de Française veuillent « revoir notre système économique et sortir du mythe de la croissance infinie. »  [8]

 Et une très large majorité de la poulation souhaiterait vivre dans une société moins axé sur le consumérisme. Ce qui signifie un ralentissement, non sans une déconnexion progressive au profit d’une convivialité restaurée ou nouvelle.

Tout cela sans livrer bataille ?

https://lundi.am

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Le livre

Yves Marry et Florent Souillot, La guerre de l’attention, comment ne pas la perdre, éditions L’Échappée, 2022. 18 €

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Notes

[1] C’est-à-dire, dans son principe, le retour à la lecture sur rouleau (volumen) qui présidait avant le codex (qui apparaît dès le 1er siècle chez les Romains.

[2Édouard Launet,La France se livre à Microsoft. Le gouvernement souhaite ’collaborer étroitement’ avec la firme de Bill Gates en matière de recherche, de formation et de réglementation. Libération, le 4 février 1998

[3] Ne pas oublier le sens premier du mot ordinateur : « Qui ordonne, dispose, met en ordre. » Cf. le Cnrtl

[4] Yves Marry et Florent Souillot, La guerre de l’attention, comment ne pas la perdre, p. 40

[5] Ibid. p. 57

[6] Ibid. p. 73

[7] Ibid. p. 156

[8] Ibid. p. 188