Droit des étranger·ères

De quoi « l’ordre public » est-il le nom ?

Que traduit l’omniprésence toujours plus prégnante de la notion d’ordre public en droit des étranger·ères ? Bien que peu précise et souvent controversée elle est désormais consacrée par le Conseil constitutionnel et est devenue l’outil favori d’une administration systématiquement suspicieuse à l’égard de celui ou celle qui vient d’ailleurs.

« Les étrangers se voient systématiquement refuser ou retirer leur titre s’ils troublent l’ordre public. Depuis mon instruction du 29 septembre, 44 000 titres de séjour ont été refusés ou retirés ! » Ce tweet triomphaliste, daté du 21 novembre 2021, pourrait n’apparaître que comme la énième rodomontade d’un ministre de l’Intérieur prompt à convoquer les chiffres pour convaincre de sa fermeté. Au détour de la référence aux étrangers qui « troublent l’ordre public », il dévoile pourtant l’un des axiomes de la politique migratoire de la France. En se vantant des résultats de « son » instruction du 29 septembre 2020, le ministre prétendait sans doute convaincre qu’en faisant des « menaces pour l’ordre public » le point de mire de l’action administrative, il avait donné à cette politique une orientation véritablement nouvelle. En réalité, ce ressort est actionné depuis des décennies dans le traitement des questions d’immigration. À tel point que la place singulière qu’occupe la notion d’ordre public dans la législation relative aux étrangers et la constance avec laquelle les menaces qu’ils feraient peser sur lui y sont mobilisées finissent par interroger, comme autant d’indices suggérant qu’elles remplissent une fonction spécifique.

Comment la menace pour l’ordre public a envahi le Ceseda

Dans un article paru en 2011, Danièle Lochak relevait que si « la référence à l’ordre public était déjà présente dans l’ordonnance de 1945 comme dans les textes qui l’ont précédée » , elle « irrigue aujourd’hui l’ensemble du Ceseda ». Détaillant l’ensemble des dispositions législatives faisant référence à une menace pour l’ordre public, elle notait qu’elle apparaissait alors à 23 reprises, dans des formulations diverses mais toutes similaires, soit pour restreindre ou exclure le droit au séjour ou l’accès des étrangers à une protection internationale, soit pour aggraver les hypothèses et conditions de leur éloignement du territoire. Aujourd’hui, c’est de manière quasi obsessionnelle que la menace pour l’ordre public est présente dans le même Ceseda. Chaque réforme a été l’occasion d’y empiler de nouvelles références à ce qui est devenu une sorte de leitmotiv, si bien qu’elle assortit maintenant 41 dispositions législatives de ce code. Il n’est finalement plus guère de droits consacrés par la loi dont le bénéfice ne puisse être retiré en cas de menace pour l’ordre public ni d’encadrement des pouvoirs confiés à l’administration dont elle ne puisse se libérer pour le même motif. La volonté maniaque des gouvernements successifs de l’imposer dans leurs projets de loi et la complaisance avec laquelle le Parlement a systématiquement validé le recours à ce mantra en font l’un des marqueurs essentiels de cette législation. Il faut donc se rendre à l’évidence : elle constitue bien la traduction normative d’une politique migratoire qui regarde la personne de l’étranger – à tout le moins celui qu’un tri utilitariste désigne comme indésirable – comme menaçant la paix publique.

Comment le Conseil constitutionnel a accompagné cette évolution

Cette législation de la défiance a pu s’épanouir sous le regard d’un Conseil constitutionnel qui en a conforté l’évolution en concédant sans cesse de nouvelles restrictions aux droits et libertés des étrangers au prétexte des nécessités de l’ordre public. Dans sa décision du 13 août 1993, socle du « statut constitutionnel » des étrangers, le Conseil affirme que l’exercice par le législateur de son pouvoir de prendre des dispositions spécifiques à leur égard se déduit de ce que : « les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République doivent être conciliés avec la sauvegarde de l’ordre public qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle ». D’emblée, la sauvegarde de l’ordre public apparaît comme la pierre angulaire de toute la législation régissant les droits et devoirs des étrangers, l’obstacle sur lequel pourra toujours buter l’exercice de leurs droits fondamentaux.

Mais le Conseil n’en restera pas là. Alors que la menace que les étrangers feraient courir à la préservation de l’ordre public n’est encore, ici, qu’esquissée, suggérée en filigrane du raisonnement, une décision du 20 novembre 2003 marque une deuxième étape. Le Conseil précise cette fois que la lutte contre l’immigration irrégulière et l’exécution des mesures d’éloignement « participent de la sauvegarde de l’ordre public ». Ainsi le lien entre séjour irrégulier et menace pour l’ordre public est-il explicitement établi, dans une relation d’équivalence parfaite. La formule sera reprise à l’envi dans les décisions ultérieures – spécialement celle relative à la loi «Besson» du 16 juin 2011 – installant définitivement l’équation selon laquelle la sauvegarde de l’ordre public étant un objectif de valeur constitutionnelle et le séjour irrégulier constituant, par construction, un trouble à l’ordre public, toute mesure tendant à l’éloignement de son auteur justifie « toujours » les restrictions apportées à ses droits et libertés. Dans une ultime contraction du raisonnement, le Conseil a finalement considéré que ce raccourci était suffisamment ancré dans les esprits pour qu’il s’autorise à faire l’économie du détour par la sauvegarde de l’ordre public comme justification d’une nouvelle entorse aux droits fondamentaux des étrangers. Par une décision du 26 juillet 2019 relative à la disposition portant création d’un fichier des mineurs isolés étrangers il affirmait que « Le législateur a, en adoptant les dispositions contestées, entendu mettre en oeuvre l’exigence constitutionnelle de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant et poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre l’immigration irrégulière. » Ainsi la lutte contre l’immigration irrégulière est elle-même promue au rang d’objectif de valeur constitutionnelle autonome, sans même qu’il soit nécessaire qu’elle s’appuie explicitement sur la sauvegarde de l’ordre public, sans doute considérée comme implicitement mais nécessairement sous-jacente.

Comment la menace pour l’ordre public a pénétré les pratiques administratives

Si le Ceseda prévoit depuis longtemps que les titres de séjour peuvent être refusés ou retirés à l’étranger « dont la présence en France constitue une menace pour l’ordre public », le législateur a progressivement doté les préfets d’outils spécialement dédiés à la mobili­sation de ce levier d’action. C’est à cette fin que la loi du 7 mars 2016 a mis en place un dispositif de contrôle des titres de séjour permettant à l’administration de s’assurer que les conditions du droit au séjour restent remplies tout au long de la durée de validité du titre, faisant ainsi peser une menace permanente sur son titulaire. La loi du 10 septembre 2018 a encore renforcé ces capacités de contrôle en généralisant le recours aux enquêtes administratives, jusqu’alors réservées aux demandes d’accès à certaines fonctions ou missions en prise directe avec des enjeux de sécurité. Désormais, la loi offre aux services des préfectures chargés d’instruire les dossiers de délivrance, de renouvellement ou de retrait des titres de séjour la possibilité d’obtenir communication d’un nombre considérable d’informations détenues par des administrations ou entreprises publiques et privées et, surtout, de consulter un nombre conséquent de fichiers de police. Diverses circulaires et instructions ministérielles ont parachevé l’édifice, encourageant les préfets à se saisir de toutes les opportunités qu’offre la conjugaison de ces dispositions avec celles ouvrant largement les portes à la menace pour l’ordre public. À en juger par l’impressionnante augmentation constatée dans les permanences associatives et par les avocats spécialisés, des refus ou retraits de titres ou encore des décisions d’éloignement fondées sur ce motif – ou dont il vient conforter un motif discutable, comme pour faire bonne mesure –, il apparaît que nombre de préfets ont donné une suite proactive à ces instructions. Certains d’entre eux auraient d’ailleurs réorganisé leurs services dans le seul but de libérer des postes de fonctionnaires, ensuite spécialement affectés à la recherche systématique de toute information susceptible de venir peu ou prou au soutien de décisions de refus ou de retrait de titre au motif d’une menace pour l’ordre public.

Dans l’extrême variété des sources et circonstances où les autorités préfectorales croient pouvoir trouver les indices d’une telle menace, la consultation des fichiers de police – et spécialement du fichier relatif au traitement des antécédents judiciaires (TAJ) – semble occuper une place de choix. Mal nommé, ce fichier compile en réalité tous les éléments censés permettre de supposer qu’il existe « des indices graves ou concordants rendant vraisemblable » qu’une personne ait pu participer à la commission d’une infraction, mais sans nécessairement que cette vraisemblance ait été par la suite confirmée. S’ajoute à cela le fait que les classements sans suite et autres non-lieux n’y sont pas systématiquement mentionnés, de sorte que ce fichier ne constitue finalement qu’un vaste réservoir à soupçons.

Pourtant, alors même que le Conseil d’État a jugé en 1977 « que les infractions pénales commises par un étranger ne sauraient, à elles seules, justifier légalement une mesure d’expulsion et ne dispensent en aucun cas l’autorité compétente d’examiner, d’après l’ensemble des circonstances de l’affaire, si la présence de l’intéressé sur le territoire français est de nature à constituer une menace pour l’ordre ou le crédit publics », de simples mentions au TAJ non corroborées par l’inscription d’une condamnation au casier judiciaire sont fréquemment visées pour caractériser une telle menace.

Si plusieurs juridictions saisies de recours contre des décisions ainsi motivées ont sanctionné un tel dévoiement des pouvoirs donnés aux préfets, il n’en demeure pas moins que toutes celles qui ne sont pas contestées ou qui le sont trop tardivement produisent leur cortège de drames personnels. D’autant que la privation du droit au séjour qui en résulte s’accompagne quasi systématiquement d’une obligation de quitter le territoire – sans délai de départ volontaire au regard, à nouveau, de la menace pour l’ordre public – ouvrant ainsi la voie à un placement immédiat en centre de rétention administrative (CRA). Quant à ceux que leur situation personnelle protège contre l’éloignement, la décision leur refusant ou leur retirant le droit au séjour les renvoie dans l’extrême précarité des étrangers ni régularisables ni expulsables.

Et sans mésestimer les garde-fous que les juridictions sont censées opposer à ces pratiques administratives, on en mesurera les limites en se souvenant que, selon le Conseil d’État, une ressortissante roumaine qui pratiquait la mendicité en tentant de vendre de la documentation portant faussement l’en-tête d’une association caritative avait fait à bon droit l’objet d’une obligation de quitter le territoire au motif que « son comportement personnel constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société française », déclinaison particulière de la menace pour l’ordre public pour ce qui concerne les citoyens de l’Union.

L’omniprésence de la menace pour l’ordre public dans les décisions privant les étrangers du droit au séjour ou organisant leur éloignement se mesure également à la proportion devenue extrêmement importante des étrangers qui, alors qu’ils sont détenus, sont directement placés en rétention dès la fin de leur incarcération.

Alors que, selon les associations qui interviennent dans les CRA, elle variait peu depuis 2014 (aux alentours de 8 %), elle s’est nettement accrue en 2018 (13 %) pour atteindre 14,5 % en 2019 puis 26,5 % en 2020 et encore 23,54 % en 2021, devenant le premier motif d’interpellation débouchant sur un placement en CRA. Si la part «stable» de cette proportion traduit les difficultés et embûches qui ont toujours jalonné la procédure de délivrance ou de renouvellement d’un titre de séjour en détention, son augmentation forte révèle bien, en revanche, une évolution des pratiques administratives. Quand bien même un étranger détenu dispose d’un titre de séjour ou renonce à en demander la délivrance ou le renouvellement, son incarcération est en effet devenue l’occasion d’un examen systématique de sa situation par l’autorité préfectorale. Elle se révèle alors prompte à y déceler les indices d’une menace pour l’ordre public, qu’elle considère volontiers comme constituée, du seul fait de la condamnation pénale ayant justifié l’incarcération, en dépit de la jurisprudence précitée du Conseil d’État. Autant dire que l’étranger détenu est devenu l’une des cibles privilégiées de cette fabrique des étrangers menaçants et, pour cette raison, expulsables.

Ce que dévoile l’usage immodéré d’une notion incertaine et malléable

Alors même qu’elle irrigue l’ensemble de notre système juridique, la notion d’ordre public se dérobe à toute définition législative ou jurisprudentielle. Les contours en sont d’autant plus imprécis qu’elle ne renvoie pas seulement à l’absence de troubles matériels mais aussi à des concepts aussi flous que la dignité, la cohésion sociale, les valeurs communes. Cette caractéristique n’aurait pas lieu d’inquiéter si le droit des libertés publiques n’en était tout entier imprégné, dans une relation qui permet de les restreindre au nom de ce fourre-tout. Dopée à l’ordre public depuis des décennies, la législation relative au droit des étrangers donne à voir, plus nettement encore, les risques que l’omniprésence d’un concept aussi incertain fait courir aux libertés, a fortiori lorsqu’il est couplé avec la notion elle-même évanescente de « menace ». Alors qu’il incombe au législateur d’encadrer avec la plus grande précision les restrictions à l’exercice de nombre de droits fondamentaux tels que la liberté d’aller et venir ou de mener une vie familiale normale, l’usage immodéré qu’il fait de la menace pour l’ordre public signe sa démission et vaut blanc-seing donné à administration. Autorisée à évaluer au cas par cas et à l’aune de ses seuls critères et objectifs en quoi et au regard de quels éléments l’ordre public peut être menacé, elle peut elle-même faire un usage débridé de ces exceptions à l’exercice des droits des étrangers en s’engouffrant dans les innombrables trous ainsi ménagés dans la raquette législative.

Si l’ordre public apparaît finalement comme le nom d’un antidote aux peurs alimentées par le fantasme du « risque migratoire », l’invocation répétée de la menace que les étrangers feraient peser sur lui leur rappelle aussi qu’ils sont sous le regard et le contrôle permanent d’une administration chargée d’appliquer une politique qui leur est profondément hostile.

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