Voilà déjà des mois, en réalité, contrairement à tous les usages de la vie politique américaine, qu’on ne parle plus que de l’investiture de Donald Trump
Le défilé de magnats de la tech et de la finance à Mar-a-Lago, comme autant de courtisans venus lui prêter allégeance par avance, saisit autant qu’il inquiète : qui est vraiment sur le point de s’installer à la Maison Blanche ? Dans le sillage d’Elon Musk, soutien actif de Trump pendant la campagne, très tôt promis à un poste clé dans la future administration, quantité d’entrepreneurs et de financiers entendent désormais y jouer un rôle, tandis que d’autres personnalités de premier plan, tels Jeff Bezos ou Mark Zuckerberg, se convertissent ostensiblement au nouvel ordre politique américain.
Il y a là une part évidente de calcul d’opportunité de la part de ces hommes d’affaires. Mais on ne saurait minimiser la dimension idéologique également à l’œuvre. Car il y a bien une idéologie de la Silicon Valley, pour reprendre le titre d’un de nos numéros de 2019. Quoiqu’ils aient longtemps clamé leur neutralité politique, ses acteurs n’en possèdent pas moins une vision claire de la société à venir, promue à travers les applications et services qu’ils fournissent au globe tout entier. Mais le rêve communautaire de la contre-culture des années 60, celui d’un monde tournant le dos aux institutions politiques et à leur bureaucratie, où les individus ne seraient plus liés entre eux que par la technologie, s’est révélé parfaitement soluble dans l’illibéralisme.
Ce basculement est évident à la vue de la liste des personnalités politiques invitées à l’investiture de lundi prochain, qui de Jair Bolsonaro à Viktor Orbán, en passant par Giorgia Meloni, sont également celles qu’Elon Musk a récemment complimentées ou soutenues, parfois à travers des formes d’ingérence inédites. Un espoir paradoxal demeure : que les factions qui gravitent autour du nouveau président voient leur capacité d’action minée par les désaccords, comme le débat sur l’immigration en a fourni un exemple. Une éventualité qui peine à rassurer vraiment, quand on connait la puissance financière de ces acteurs, et l’influence qu’ils ont sur nos espaces publics
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Facebook, antichambre du trumpisme
La complaisance de Facebook envers Donald Trump n’est pas un hasard. L’un des principaux actionnaires de l’entreprise, Peter Thiel, a joué de son influence pour abolir la modération et le fact-checking sur le réseau social, laissant ainsi le champ libre aux campagnes de désinformation menées par l’ancien président.
Premier investisseur d’importance dans ce qui s’appelait encore Facebook, le milliardaire Peter Thiel a annoncé le 7 février 2022 qu’il quittait le conseil d’administration de Meta, où il siégeait depuis 2005. Selon The New York Times, il quitterait le géant pour se consacrer à la campagne de candidats républicains pro-Trump aux élections de mi-mandat de novembre 20221. Cette information, en apparence anodine, n’est pas sans rappeler les liens particuliers qu’entretenait le réseau social avec les campagnes de désinformation menées par Donald Trump entre 2016 et 2020.
L’éducation d’un libertarien
Mais qui est Peter Thiel ? Un an après sa naissance à Francfort en 1967, sa famille emménage à Cleveland. Au fil des déménagements, il fait finalement son lycée à Foster City, dans la baie de San Francisco. À Stanford, il étudie la philosophie du xxe siècle. Il est particulièrement influencé par René Girard, dont l’idée d’une compétition, d’une jalousie entre les individus, sied à son état d’esprit d’entrepreneur. Après la philosophie, il s’oriente vers le droit, discipline dont il est diplômé en 1992, mais, profondément marqué par le philosophe français, il finance aujourd’hui Imitatio Project, un institut de recherche dédié à la pensée de ce dernier.
Ses faits d’armes se trouvent cependant dans le monde de l’entreprenariat. Il est le cofondateur de PayPal. Lorsque l’entreprise est vendue à eBay en 2002, il touche 55 millions de dollars et monte son fonds d’investissement. En 2004, il rencontre un jeune entrepreneur et lui prête un demi-million de dollars pour l’aider à créer son réseau social. Il s’agit de Mark Zuckerberg. Avec 7 % du capital, il siège alors au conseil d’administration de Facebook. Il participe également à la création de Palantir, entreprise de recueil de données dont les logiciels sont largement utilisés par le Pentagone et la CIA et qui a été intégrée dans le projet européen Gaia-X. À rebours du progressisme californien, qu’il qualifie de « pensée unique », Peter Thiel cherche à marquer de son empreinte le Parti républicain. Étudiant, il avait fondé la Stanford Review, très largement conservatrice, en 1987. Libertarien, il soutient en 2008 le candidat à la présidentielle Rand Paul. À partir de 2016, il met sa fortune et son réseau au profit de la carrière politique de Donald Trump, dont il devient le conseiller, tout en restant au conseil d’administration de Facebook. Pour Mark Zuckerberg, le positionnement politique d’un de ses actionnaires les plus importants était la promesse d’une diversité politique.
Sans surprise, Peter Thiel est contre toute régulation qui « entrave l’innovation » et affirme que la démocratie est incompatible avec la liberté. En 2009, il publie un court texte dans lequel il explique qu’il faut détruire l’État, la démocratie et l’espace politique, et supprimer les lois qui entravent le fonctionnement vertueux du sacro-saint marché2. Il utilise en outre son argent pour financer ses rêves démiurgiques d’un milliardaire qui peut tout posséder sauf le temps. Celui qui, en 2014, se dit « essentiellement contre » la mort, finance largement des programmes de promotion et de recherche sur le transhumanisme, lubie des gourous de la Silicon Valley. Il possède en outre une propriété « anti-apocalypse » en Nouvelle-Zélande, pays dont il possède également la nationalité.
Devenu proche de Donald Trump, c’est lui qui milite auprès de Mark Zuckerberg, déjà peu enclin à la modération, pour qu’il cesse de pratiquer ce que les trumpistes considèrent comme de la censure. Le fondateur du réseau social acceptera de ne pas imposer de fact-checking. Les liens de Peter Thiel avec les Républicains offrent ainsi une porte d’entrée cruciale à Washington pour le patron de Facebook. En octobre 2019, Peter Thiel et Mark Zuckerberg ont ainsi bénéficié d’un dîner privé avec Donald Trump. À l’annonce de son départ, Mark Zuckerberg dit de lui : « Peter est vraiment un penseur original à qui vous pouvez soumettre vos problèmes les plus difficiles et obtenir des suggestions uniques. »
Collusion avec la politique
Ce départ de l’un des premiers investisseurs de son conseil d’administration vers le camp de l’ancien président rappelle les relations troubles que Facebook a entretenues avec celui qui criait au complot. Il n’est pas besoin de rappeler le manque de réactivité du réseau face aux problèmes de sécurité des données personnelles, aux campagnes de désinformation ou aux ingérences étrangères. Facebook a ainsi été accusé de n’avoir ni bloqué des campagnes massives de fake news, ni réagit au siphonnage des données de la part, entre autres, de Cambridge Analytica. S’en sont suivies de multiples auditions au Congrès pour Mark Zuckerberg, qui n’ont rien arrangé. Il aura fallu que Donald Trump se rende responsable de l’invasion du Capitole, le 6 janvier 2021, par certains de ses soutiens jusqu’au-boutistes, ainsi que de messages sur les réseaux sociaux remettant en question l’impartialité de l’élection présidentielle de 2020, pour que le réseau social suspende son compte. Pourquoi ne pas emboîter le pas à la décision de Twitter de ne plus accepter aucune publicité d’ordre politique ?
Facebook, comme tout réseau social, n’est pas reconnu comme un média à part entière. Dès lors, il n’est pas responsable des contenus publiés sur sa plateforme. Se pose alors la question de la mise en place d’un droit des « contenus » rendant Facebook responsable. Si aucun contenu n’émane directement de Facebook, il paraît naïf, voire complaisant, de considérer que le réseau n’a aucune responsabilité ni aucune marge de manœuvre. D’autant plus que ses algorithmes favorisent la propagation des fake news et des contenus outranciers qui génèrent davantage de « réactions », saint Graal du succès en ligne. Facebook a ainsi une obligation de modération qui doit être encadrée par la loi et non par les seules « normes de la communauté3 ».
La liberté d’expression de Facebook est en réalité un bourrage de crâne
Facebook est devenu le réseau social des fake news par excellence. Référendum sur le Brexit, élections américaines, mouvement Black Lives Matter, épidémie de Covid-19… Tous les prétextes sont bons pour les marchands de mensonges de cibler et de segmenter son public. Facebook connaît mieux ses usagers que leur propre famille et a fait de l’exploitation des données personnelles un commerce très lucratif. Nous vivons tous dans une « bulle de filtre4 », dans laquelle nous ne lisons que ce avec quoi nous sommes d’accord. Si Mark Zuckerberg semble attaché à la liberté d’expression, il empêche les utilisateurs de Facebook d’accéder à une pluralité d’informations. Sa liberté d’expression est en réalité un bourrage de crâne.
Malgré les scandales, les comparutions devant le Congrès et les condamnations, Meta a connu une progression de son chiffre d’affaires de 37 % entre 2020 et 2021. La raison est simple : 97 % de son chiffre d’affaires provient de la publicité. Alors, qu’elle soit politique ou non, Mark Zuckerberg ne voit pas de raison de l’interdire.
Peter Thiel a justement bien conscience de la toute-puissance de Facebook sur les données. Il a alors réalisé des investissements qui sont entrés en conflit avec son appartenance au conseil d’administration de l’entreprise. Il a notamment investi dans Clearview AI, une start-up spécialisée dans la reconnaissance faciale qui a siphonné des milliards de photos sur Facebook, Instagram et d’autres plateformes en violation de leurs conditions d’utilisation. Son fonds a également investi dans Boldend, une société de cyberarmement qui a affirmé avoir réussi à pirater WhatsApp, propriété de Meta…
Au-delà de Facebook
À l’été 2021, Facebook se renomme Meta pour prendre acte de l’élargissement de son offre et du déploiement d’un nouveau projet : le metaverse. Alors que ce changement de nom et ces annonces devaient être synonyme d’un renouveau pour l’entreprise, à peine quelques mois plus tard, elle se retrouve dans une situation difficile.
Puisque Facebook dépend exclusivement de la publicité, et donc d’une augmentation du nombre d’utilisateurs, le moindre faux pas coûte cher. Entre septembre 2021 et février 2022, l’action de Meta a chuté de 45 %, et surtout de 30 % en un mois seulement après la publication d’un rapport trimestriel montrant, pour la première fois, une baisse du nombre d’utilisateurs actifs.
Lors d’un entretien accordé à Fox News en septembre 2021, Donald Trump, remonté contre son bannissement tardif, s’en est violemment pris à Mark Zuckerberg : « Il avait l’habitude de venir à la Maison Blanche et de me lécher le cul. » Preuve, s’il en fallait, qu’on ne peut pas compter sur un quelconque soutien de l’ancien président, encore moins à des remerciements. En repoussant les limites toujours plus loin, Donald Trump aura réussi à provoquer son bannissement de Facebook. En n’intervenant pas, Facebook a durablement écorné son image et a fini par essuyer des critiques sévères, y compris par ceux que l’entreprise refusait de modérer.
Dans cette galaxie, Facebook va alors devoir compter sur un nouveau concurrent : Truth, réseau social fondé par Donald Trump et lancé le 20 février 2022. Facebook ne gardera peut-être pas éternellement le statut d’antichambre du trumpisme.
- 1. Ryan Mac et Mike Isaac, “Peter Thiel to exit Meta’s board to support Trump-aligned candidates”, The New York Times, 7 février 2022. Voir aussi Ryan Mac et Lisa Lerer, “The right’s would-be kingmaker”, The New York Times, 14 février 2022.
- 2. Peter Thiel, “The education of a libertarian” [en ligne], Cato Unbound, 13 avril 2009.
- 3. Voir les articles réunis dans le dossier « Internet en mal de démocratie », Esprit, novembre 2021.
- 4. Eli Pariser, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin, 2012.
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