« Créer le chaos et renverser les tables » ?

Réflexion sur la démobilisation organisée et en cours 

http://www.kairospresse.be/article/creer-le-chaos-et-renverser-les-t

Extraits

Préambule

Nous souvenons-nous quand il y a 5 ans, 3 ans, 1 an, constatant que le monde dans lequel nous étions sombrait, nous nourrissions le secret espoir qu’un véritable changement arrive. 5 ans, 3 ans, 1 an sont passés et les choses se sont aggravées, que ce soit en termes social ou climatique. Doucement, nous allons vers l’abîme, qui peut encore le nier ?

Mais alors qu’il nous faudrait en tirer les inévitables conséquences, chaque fois nous oublions de nous rappeler nos espoirs passés aujourd’hui déçus. Cette faculté de ne pas se souvenir de ce que nous espérions pour repartir toujours de l’actuel, si elle est une condition de l’espoir, demeure toutefois tragique, car elle signe une soumission à un perpétuel présent. Il faudrait pourtant toujours être en mesure de nous imaginer le futur pour anticiper comment ce que nous faisons maintenant pourrait nous amener à, de nouveau, le regretter plus tard.

Reste qu’il nous faut admettre que nous avons toujours une longueur de retard, ce qui nous fait ressentir quelque chose d’infiniment désespérant, à savoir que le pire continue, qu’aucun changement véritable n’a encore eu lieu, et que les mesures actuelles participent de la continuité ; et que, peut-être, ce véritable changement que nous attendons n’aura jamais lieu. Ceux qui ont des enfants craignent de les laisser dans un monde qui risque bien de devenir un enfer, les prémisses des changements climatiques étant là pour nous le rappeler ; ceux qui n’en ont pas encore se disent qu’ils n’en auront peut-être jamais. Mais qu’on se « rassure », car si nous pouvons penser la chose, c’est que nous ne faisons pas partie de ces morts passés ou de ces survivants présents, morts en sursis du fait de nos modes de vie. Eux n’ont pas l’occasion de philosopher et se demander si le futur réservera l’enfer à leur enfant, il leur réserve en effet déjà tous les jours.

Des perches sont tendues…

Pourtant, des occasions nous sont offertes. Mais aujourd’hui, alors que les « gilets jaunes » se révoltent et refusent les règles du jeu dictées par l’État, des mouvements socio-réformistes demandent à côté aux ministres d’agir pour sauver le climat. Là où les premiers ont compris que ceux qui les gouvernaient les avaient mis et laissés dans la misère de cette France périphérique abandonnée, les seconds supplient encore ceux qui ont détruit la nature – avec notre consentement tacite le plus souvent – et continuent à le faire, pour « qu’ils comprennent qu’il faut à tout prix changer les règles du jeu ». C’est là faire preuve d’une fabuleuse naïveté, tout en créant dans un même temps une démobilisation populaire conséquente, que de demander à ceux qui ont organisé le chaos de maintenant reprendre leurs esprits.

On croirait à une blague, mais non. « Act for climate justice » a ainsi lancé l’action Interpelle tes ministres! où « tout un chacun est appelé à faire parvenir un message aux quatre ministres chargés des questions climatiques et environnementales: Marie Christine Marghem (fédéral), Jean-Luc Crucke (Wallonie), Céline Fremault (Bruxelles) et Joke Schauvliege (Flandre) ». Que croyez-vous qu’ils en aient à foutre mes chèr.es ? La leçon de Madame Marghem ne vous a-t-elle pas suffi, alors que deux jours après la manifestation climat, la Belgique votait contre une proposition de directive sur l’efficacité énergétique ? Ses inconséquences nucléaires non plus ? Ou celles de Jean-Luc Crucke, ministre du Budget, des Finances, de l’Énergie, du Climat et des Aéroports (oui, du climat et des aéroports…), qui a récemment décidé le remplacement des luminaires équipés de lampes à décharge (au sodium et autres) par des luminaires LED sur l’ensemble du réseau autoroutier wallon, ce qui coûtera 600 millions d’euros aux Wallons, au profit unique de la SOFICO, de ses fournisseurs et de leurs actionnaires. Ou Céline Fremault, qui nous fait le cadeau du déploiement de la 5G à Bruxelles ?

«  Les responsables politiques aujourd’hui font partie du problème, et non de la solution  ; en effet, les décisions qui devraient être prises pour provoquer un changement d’attitude significatif les rendent très impopulaires, et ils en ont parfaitement conscience ». Stephen Emmott, 10 milliards.

Et même si les élus devaient agir dans un sens qui ferait l’unanimité, on ne peut que s’attendre à ce que ce soit sous une forme trompeuse, fictive, consécutive à des campagnes de communication dont l’objectif aura été de nous faire accepter le projet décidé par les élites, soit de nous amener là où ils veulent en nous laissant croire que c’est nous qui avons tracé le chemin. Bien avant les remous « climatiques » de la population, ils s’y étaient d’ailleurs déjà attelés avec le Pacte national [« public-privé »] pour les investissements stratégiques lancé en grande pompe au musée de Tervueren le 11 septembre 2018… Aux commandes de ce Pacte : Michel Delbaere, CEO de Crop’s (production et vente de légumes, fruits et repas surgelés) et ancien patron du Voka, mais aussi, parmi d’autres multiples fonctions, président de Sioen Industries ; Dominique Leroy, CEO de Proximus ; Marc Raisière, CEO de Belfius ; Michèle Sioen, CEO de Sioen Industries (leader mondial du marché des textiles techniques enduits et des vêtements de protection de haute qualité.), ancienne présidente de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB), manager néerlandophone de l’année 2017, accessoirement impliquée dans le Luxleak ; le baron Jean Stéphenne, bien implanté dans les milieux universitaires et politiques, comme ses autres acolytes, ancien vice-président et manager général de la multinationale pharmaceutique GlaxoSmithKline Biologicals, mais aussi président du CA de Nanocyl, spin off des universités de Liège et Namur, spécialisée dans les nanotubes de carbone (batteries, voitures, électronique…) ; Pieter Timmermans, administrateur de la FEB.

Les troupes s’avancent, ou la percée prévue du privé

Les CEO ont dans ce rapport « voulu formuler des recommandations concrètes pour des investissements urgents en Belgique. » Comprenez donc que, bien avant que les étudiants manifestent le jeudi ou que vous arpentiez les rues de Bruxelles les dimanches, les « décideurs » avaient d’autres préoccupations et urgences que le climat. Ils n’attendent que des investissements qui vont « renforcer les fondements de notre économie. Suite à cela, la croissance économique devra s’accélérer et de nouveaux emplois seront créés. Ainsi, nous pourrons préserver le modèle social belge. » Le « modèle social belge » ? où un enfant sur 4 vit en dessous du seuil de pauvreté, où le nombre de gens qui dorment dans la rue croît chaque jour, où plus on est pauvre plus on rate à l’école… ? Dans ce pacte, véritable planification patronale des prochaines décennies, aucune remise en question du modèle de société n’est possible et donc aucune chance de « sauver le climat ». Les chefs d’entreprise nous disent d’ailleurs « promis, « on ne veut pas une remise en question d’un modèle économique, mais pas non plus l’inverse » » (Le Soir, 06/02/19). Traduction : ils savent ce qu’ils veulent, mais ils ne veulent pas qu’on le sache.

Les plus naïfs auront pu penser que les parlementaires allaient s’indigner de la composition d’un tel panel de chefs d’entreprises censé penser l’avenir de la Belgique. Ils sont au contraire tous grandement enthousiastes, si ce n’est même qu’ils en demandent plus. Ce pacte n’est d’ailleurs que « le point de départ de la réalisation de ces investissements urgents », organisé à un niveau transnational et doté de relais dans chaque pays. Il est intéressant de constater que très vite après la signature de ce Pacte, mais aussi la création d’une ASBL, Mandat climatique, dont on verra qu’elle agit en éminence grise, apparaissent des leaders dont on peut douter du caractère spontané. La jeune Suédoise Greta Thunberg lance une grève pour le climat qui fera rapidement des émules en Europe, dont Anuna De Wever et son amie Kyra Gantois qui lancent le mouvement Youth for Climate, dès juillet 2018. Ce qu’on sait moins, c’est que c’est la start-up We Don’t Have Time qui a « orchestré son succès médiatique. En effet, les premières photos de Greta Thunberg qui ont circulé sur internet ont été prises par Mårten Thorslund, responsable marketing et développement durable de We Don’t Have Time (…) start-up de la tech qui compte utiliser le pouvoir des réseaux sociaux pour responsabiliser les dirigeants et les entreprises vis-à-vis du changement climatique ». En Belgique, c’est l’organisation Mandat climatique qui assurera ce rôle de « responsabilisation des dirigeants et entreprises », en mettant en place de véritables campagnes publicitaires, comme Sign for my future qui assurera la promotion de son produit phare : « l’urgence climatique ».

Le climat, plus politique que jamais

L’égérie de Youth for climate, Anuna De Wever, qui « ne croit pas au système politique » et pour qui « l’environnement est apolitique et concerne tout le monde », perd de sa verve et de sa critique quand elle prend le micro devant un parterre de chefs d’entreprise lors de l’inauguration de Sign for my future le 5 février, initiative ratifiée par de nombreuses multinationales comme BNP Paribas, Unilever, Bpost, Google, Colruyt, des chefs d’entreprise, des ONG et l’ensemble groupes de presse belges propriétés des plus grosses fortunes…

Sign for my future se veut « sans aucune couleur politique ni objectif commercial, neutre et différente » (JT RTL, 05/02/19). « Sans objectif commercial », même si Marc Dubois, administrateur du groupe Spadel (Spa, Bru, Devin…), dira ce jour de lancement de la campagne : « Dans le développement durable, il y a les trois P, un des P c’est profit, à côté de planet et de people, donc je n’ai aucun problème de parler de profit dans un cadre de développement durable, aucun problème avec ça ». C’est évident : pas de développement durable sans le P de profits, les deux autres (« people et planet ») n’étant là que comme décor-alibi.

La tendance macronienne à se refuser de droite ou de gauche participe d’une modernité qui veut brouiller les pistes, se dit sans idéologie, apolitique, tout en soutenant qu’on est peut-être milliardaire et sauver le climat. Le melting pot de « Sign for my future » en est la preuve, l’ambiguïté du slogan de « lutte climatique » participant de cette confusion. Il faut relire ces propos qui datent de 1983 et pourraient être écrits aujourd’hui, tout y étant dit : « Les campagnes alarmistes déclenchées au sujet des ressources de la planète et de l’empoisonnement de la nature par l’industrie n’annoncent certainement pas un projet des milieux capitalistes d’arrêter la croissance. C’est le contraire qui est vrai. Le capitalisme s’engage maintenant dans une phase où il va se trouver contraint de mettre au point un ensemble de techniques nouvelles de la production de l’énergie, de l’extraction des minerais, du recyclage des déchets, etc., et de transformer en marchandises une partie des éléments naturels nécessaires à la vie. Tout cela annonce une période d’intensification des recherches et des bouleversements technologiques qui exigeront des investissements gigantesques. Les données scientifiques et la prise de conscience écologique sont utilisées et manipulées pour construire des mythes terroristes qui ont pour fonction de faire accepter comme des impératifs absolus les efforts et les sacrifices qui seront indispensables pour que s’accomplisse le nouveau cycle d’accumulation capitaliste qui s’annonce ».

Si les médias se sont emballés, « allant du Washington Post au New York Times » en passant par de nombreuses chaînes de télévision relayant un message pour sauver le climat posté sur Facebook par une jeune inconnue, c’est que ce dernier ne porte aucune charge claire contre le système capitaliste et son principe d’accumulation illimitée. Comme le dit bien le sociologue Alain Accardo, « l’apologie généralisée de l’ »ouverture » et du « dialogue » tous azimuts laisse ignorer le fait que le seul dialogue bien perçu dans le système est celui qui s’instaure entre des variantes d’un même discours et que les seules audaces bien accueillies sont celles qui relèvent du sacrilège rituel et des outrances passagères de la mode ». Croire qu’une telle contestation pouvait provoquer un point de basculement médiatique relevait d’une ignorance quant au rôle des médias de masse en système capitaliste, ceux-ci participant depuis des décennies à l’enseignement de l’ignorance. Ce samedi 9 février, Anuna De Wever trônait en couverture du Soir, bénéficiant d’une double page intérieure. C’est notamment à BeCentral qu’elle a reçu les journalistes du quotidien pour l’interview. BeCentral, c’est le nouveau « campus digital », créé et soutenu par 40 entrepreneurs, pour « combler le déficit de compétences numériques et contribuer à accélérer la transformation numérique en Belgique ». Parmi ses fondateurs, notamment : Bart Becks, CEO de Angel.me, une plateforme pour investir dans des start-ups, promouvant le tax-shelter ; Karen Boers, co-fondatrice et directrice de Startups.be ; Chris Burggraeve, ancien directeur commercial de AB Inbev, qui a récemment investi dans greenRush, le plus grand marché en ligne de vente légale de cannabis ; Herman Derache, directeur de Sirris, entreprise qui se concentre sur le business et la stratégie technologique des entreprises ; Pascal Van Damme, qui travaille pour Dell ; Peter Hinssen, CEO de Nexxworks, qui est une « communauté de leaders d’opinion qui aide les entreprises à prospérer à l’ère des disruptions » ; etc.