Dans l’enfer de l’administration numérique

Cela se passe à Pôle-Emploi

Depuis quelques années l’administration des services publics connaît une dématérialisation accrue de ses procédures. C’est notamment le cas à Pôle Emploi, où tout passe de plus en plus par « l’espace personnel ». Avec le covid, ce processus s’est accéléré et pérennisé : formations en visio-conférence, rendez-vous en distanciel avec des conseillers en télétravail… Tout cela est en train de devenir la nouvelle norme, au point que les usagers continuant de préférer les courriers papiers et les rencontres en « présentiel » passent pour des marginaux qu’il faut obligatoirement éduquer, afin qu’ils puissent utiliser tous ces fantastiques gadgets numériques synonymes de progrès !

Mais de quel « progrès » parle-t-on exactement ? C’est ce que nous allons voir dans cet article. Un·e· observateur·trice anonyme nous a fait parvenir un retour critique sur le fonctionnement Pôle Emploi que nous relayons ici, en y associant quelques compléments d’analyse.

Bugs informatiques, blocages, inégalités, contrôle numérique, suspension des droits et algorithmes de « scoring », bienvenue dans le merveilleux monde du service public 2.0. !

Une détérioration de l’accueil du public

Un grand nombre d’usagers va régulièrement à Pôle Emploi pour faire leurs démarches dématérialisées. La plupart ne possède pas d’ordinateur, soit par choix personnel, soit par manque par de moyens (précaires, SDF’s, réfugiés…), soit par obligation (EHS). Ils sont donc obligés de venir à Pôle Emploi pour relever leurs courriers, scanner leurs papiers et actualiser leur situation sur leur espace personnel.

Seulement cela ne se fait pas sans heurts ! Il n’y a pas toujours assez d’ordinateurs pour tout le monde, ni assez d’agents d’accueil pour aider toutes les personnes présentes, les ordinateurs et les bornes d’accueil « buggent » régulièrement, les problèmes de mots de passe sont récurrents, scanners et imprimantes tombent souvent en panne…

Sans parler des documents qui sont régulièrement refusés à cause de mauvaises manipulations des usagers ou des agents de Pole Emploi, ce qui contraint les usagers à tout recommencer et rallonge encore le temps de la procédure !

« De mon temps on envoyait tous les bulletins de salaire par la poste et ça prenait beaucoup moins de temps que toutes ces procédures informatiques » (Une demandeuse d’emploi)

Il est bien sûr toujours possible de s’actualiser sans passer par le site internet en appelant le 3949, mais pour l’inscription Pôle Emploi insiste sur l’obligation de passer par l’ordinateur. On peut également toujours faire parvenir ses justificatifs (fiches de paie, attestations employeurs…) par courrier papier, mais ceux-ci sont ensuite numérisés ! Le traitement est donc généralement plus long, or certaines procédures demandent une réaction rapide (exemple : la réinscription après une formation qui doit se faire dans les 5 jours ouvrés sous peine de radiation).

Il est d’ailleurs possible que cette option n’existe plus d’ici quelques années. La Quadrature du Net a en effet relevé que certains Pôle Emploi étaient en train d’expérimenter la mise en en place d’un « journal de la recherche d’emploi » obligeant tous les demandeurs d’emploi à déclarer en ligne leurs démarches de recherche d’emploi, et ce une fois par mois.

Voir cet article :

https://www.laquadrature.net/2021/12/22/pole-emploi-dematerialisation-et-controle-social-a-marche-forcee/

Enfin, depuis le covid, on assiste à un développement de plus en plus accru des services en distanciel. Un certain nombre de formations proposées se font par exemple en visio-conférence à distance. Or, là aussi les bugs sont légion ! Certains usagers se retrouvent dans l’incapacité de suivre ces formations à cause de problèmes techniques dont ils ne sont pas responsables (problème de connexion ou de manipulations de la part des organisateurs). Or, ne pas assister à une formation peut conduire à une radiation !

Combien d’usagers injustement pénalisés pour avoir baissé les bras face aux bugs informatiques ? Combien d’entre eux stressés inutilement à l’idée d’être radié pour rien ?

Les demandeurs d’emplois sont donc de plus en plus poussés à utiliser l’ordinateur ou l’application pour transmettre leurs documents. Présentés comme plus rapides et plus fiables, ces modes de transmission ne le sont pourtant qu’en théorie.

Dans les faits les dysfonctionnements sont nombreux et les erreurs fréquentes, ce qui peut vite compliquer la vie des demandeurs d’emploi. À ce sujet, le dernier rapport de l’INSEE est parlant et révèle qu’un tiers des adultes (de 18 ans ou plus) a renoncé à effectuer une démarche administrative en ligne en 2021, ce qui est énorme !

Pour les « déconnectés », la triple peine

Il arrive parfois que les demendeurs d’emplois se retrouvent bloqués dans leurs démarches parce qu’ils n’ont pas de téléphone portable. Celui-ci est en effet devenu obligatoire pour se connecter à son espace personnel, car en cas d’oubli ou de perte de ses identifiants, c’est le seul moyen pour pouvoir se connecter !

Et si on en n’a pas ou que celui-ci est cassé ? Et bien on se débrouille, c’est ça ou se faire radier (pour non actualisation, non réinscription) et devoir tout recommencer !

Nous sommes tous de plus en plus poussés à passer par la machine, mais la machine ne tient pas compte de nos modes de vie ni des aléas du quotidien. Un certain nombre d’usagers ne consultent pas régulièrement leurs mails de Pôle Emploi et/ou ne les comprennent pas (langage administratif compliqué, barrière de la langue…) et se font ensuite régulièrement sanctionner pour ne pas avoir assisté à des rendez-vous ou ne pas avoir transmis certains documents demandés.

« Et puis il y a les mails, plusieurs dizaines par semaine. Des papiers à remplir et renvoyer (…), des convocations pour des « journées de formation » obligatoires, des situations à réactualiser, des nouveaux protocoles à consulter, et il faut être attentif, car si on ne répond pas rapidement, si on ne renvoie pas les papiers, si on ne se met pas au fait des nouveaux protocoles, on est radié, et il faudra refaire tous les dossiers. » (Macko Dragan, « Tracer / Traquer / Rééduquer », billet dans Le club de mediapart)

Ensuite, parmi les usagers, certains ne possèdent pas d’ordinateurs, pas de smartphones, pas de mails, voire les trois à la fois. Pour eux les démarches à Pôle Emploi relèvent du parcours du combattant !

Depuis le covid, il est devenu de plus en plus difficile de prendre rendez-vous avec un conseiller. Ceux-ci sont de moins en moins nombreux, changent tout le temps et de moins en moins joignables directement. Pour obtenir un rendez-vous, il faut passer par l’ordinateur ou par l’application Pole Emploi sur smartphone.

De plus, les rendez-vous se font de plus en plus par téléphone ou par visio-conférence, car les conseillers font de plus en plus de travail en distanciel depuis chez eux. Or, les usagers qui ne maîtrisent pas l’informatique ont souvent besoin de leurs conseillers pour faire certaines démarches sur internet (utiliser son compte professionnel de formation, postuler à des recherches d’emploi, s’inscrire ou se désinscrire à des formations), ils sont donc triplement pénalisés car il leur est difficile voire impossible de faire les démarches, mais aussi de joindre leur conseiller susceptible de les aider, un comble !

Postuler à un emploi, l’injonction au mail

Pour ce qui est de la candidature aux offres d’emploi, les « déconnectés » sont aussi pénalisés. En effet, depuis le covid les employeurs exigent de plus en plus la possession d’une boîte-mail de la part des usagers pour pouvoir les contacter et leur donner leur réponse. Les usagers qui en sont dépourvus donc d’office pénalisés, quand bien même ils passeraient par le site Pole-Emploi sur un ordinateur.

« Lorsqu’il y a beaucoup de candidatures les recruteurs trient en gardant ceux qui ont mis un mail, ceux qui n’en n’ont pas mis ils ne les regardent même pas » (Une agent d’accueil de Pôle Emploi).

Certains demandeurs d’emploi essaient de passer outre cette nouvelle exigence. C’est notamment le cas de “Patrick“ (pseudonyme) qui s’est fait radier par Pôle Emploi en 2021 pour avoir candidaté à des offres par voie postale et dont l’histoire est relatée dans cet article.

Désormais le numérique est devenu la norme. À Pôle Emploi, on pousse les demandeurs d’emploi à l’utiliser et on sanctionne ceux qui essaient d’y couper. On se réjouit aussi de voir ceux qui « ont compris » comment utiliser l’ordinateur ou qui font ce qu’il faut pour apprendre à s’en servir.

Heureusement, certaines organisations comme la Quadrature du Net, la CGT et Changer de Cap essaient de résister face à cette injonction. Car comme l’a confirmé le jugement de Patrick par le tribunal administratif, le numérique n’est légalement pas une obligation !

Une automatisation des calculs

Le numérique n’est pas une obligation et pourtant il nous est de plus en plus imposé, pas seulement pour la transmission de documents ou les prises de rendez-vous, mais également dans le traitement de nos dossiers.

Depuis plusieurs années la délivrance des allocations est prise en charge par les algorithmes. Quand on appelle le 3949 chargé de l’indemnisation on tombe d’abord sur un robot, qui nous enjoint de nous munir de notre identifiant pour être mis directement en relation avec un conseiller en agence. Il faut ensuite indiquer son code postal, avant de choisir le motif de son appel. Le calcul se fait ensuite automatiquement par des algorithmes, chargés de déterminer l’accès aux droits et de calculer leur montant.

« Les gens ont du mal à comprendre que tout est automatisé, ils s’en prennent à nous en disant « vous m’avez demandé ceci, vous ne m’avez pas donné cela » mais nous on y est pour rien ! C’est la machine qui travaille toute seule, nous on est juste là en cas de problème » (Une conseillère de Pôle Emploi).

Et des problèmes il y en a, comme le relate cet article de France inter de 2019 ! Certaines allocations ne sont ainsi par exemple pas délivrées dans les temps impartis, voire ne sont pas du tout délivrées, ce qui provoque des situations dramatiques pour les demandeurs d’emplois les plus précaires.

« les « rattrapages manuels » des conseillers après le traitement par l’algorithme sont plus en plus fréquents, car « l’algorithme entraîne pas mal d’erreurs de calcul des droits ». Auxquels s’ajoute des « bugs réguliers » (…) Un travail de « rattrapage » d’autant plus important qu’il y a « de plus en plus de demandeurs qui cumulent des petits boulots et de moins en moins en CDI »» (Source : « Pôle Emploi dématérialisé : le casse-tête des travailleurs précaires », France Inter)

Comme relaté dans cet article de Bastamag, cela provoque chez les conseillers chargés de l’indemnisation à Pôle Emploi une perte de sens. Ceux-ci ont de plus en plus l’impression de n’être plus que des « interfaces humaines » et plus des conseillers.

Flicage numérique des chômeurs, des radiations à gogo

Il existe un grand nombre de motifs pouvant entraîner la radiation (une absence non justifiée à une réunion ou à une réunion avec un conseiller, un défaut d’actualisation, une non réinscription en fin de formation, ou le refus d’une « offre raisonnables d’emplois »…).

Ainsi on conditionne l’aide à « l’implication » supposée des demandeurs d’emplois. Ceux qui ne justifient pas de leurs recherches peuvent se retrouver radiés pendant un mois, leur allocation ne leur est pas versée, elle est même supprimée (c’est-à-dire non reportée dans le temps) depuis le durcissement des sanctions, fin 2018.

Un contrôle abusif qui pousse les demandeurs d’emplois à accepter des offres qui ne correspondent pas nécessairement à ce qu’ils cherchent et qui ne tiennent pas non plus toujours pas compte des situations de handicap, quand bien même celles-ci ont été déclarées.

« C’est terrible, cette sensation d’être bloqué dans une impasse. Soumis à un régime inhumain, machinique, algorithmique, implacable, n’accordant aucune place à la rêverie, aux moments de flottement, à la poésie, à l’amour-et-l’eau-fraîche, à la vie simple et sereine de celui qui sait profiter de la chaleur d’un ciel bleu, loin des Fenwick à charger au petit matin, du bip-bip de la caisse du Carrefour Express, de toutes ces activités ineptes vers lesquelles les garde-chiourmes de l’ordre établi veulent nous mener, contraints et forcés, « flingue de la survie sur la tempe », comme l’a formulé Lordon. » (Macko Dragan, « Tracer / Traquer / Rééduquer », billet dans Le club de mediapart)

Les contrôles/sanctions se sont accélérés depuis 2021, grâce à l’informatique. Les usagers ont de moins en moins de temps pour réagir pour fournir les pièces justificatives ou contester leur radiation, même s’il y a toujours des relances et des recours possibles (3949, rendez-vous conseiller, passage en agence…).

« Avant, vous aviez la possibilité de relancer et de donner du temps supplémentaire pour l’envoi d’autres justificatifs. Désormais, il faut que ça aille très vite. C’est une perte de chance pour les gens contrôlés. » (Michel contrôleur de la recherche d’emploi, article de médiapart).

Ce raccourcissement du temps pour les usagers, conduit à un contrôle à l’aveugle encore plus injuste. Celui-ci ne tient pas compte des difficultés des demandeurs d’emplois (barrière de la langue, pas d’ordinateur, ne comprennent pas les formulaires mal expliqués, travaillent et n’ont pas le temps de s’actualiser…). Or, derrière chaque radiation, il y a avant tout la détresse d’un être humain qui se trouve la plupart du temps déjà en situation de grande précarité.

De plus, des erreurs informatiques conduisent parfois à des radiations abusives que les agents de Pôle Emploi doivent ensuite corriger (par exemple : un homme qui se retrouve radié parce que son entreprise de formation n’a pas entré la bonne date de fin sur l’espace en ligne).

Autant de problèmes qui sont renforcés par le manque de personnel et la disparition des possibilités de rencontre physique. Au final, on perd la fibre sociale et le sens même du mot « service public ». Un constat partagé par le Défenseur des droits dans son rapport de février 2022.

Vers une automatisation du contrôle numérique

La Quadrature du Net, dans son article de décembre 2021, note que le contrôle exercé par Pôle Emploi sur ses usagers lui ouvre de plus en plus l’accès à toutes sortes de données personnelles (prestations sociales, comptes binaires, fichiers des résidents étrangers en France, possibilité d’obtenir des informations auprès des tiers comme les employeurs ou les fournisseurs de gaz et d’électricité).

Autant de données qui ont permis aux CAF d’utiliser des algorithmes de « scoring », qui consistent à l’assignation à chaque allocataire d’un « score de risque », c’est-à-dire une probabilité d’être « fraudeur » et donc de le désigner comme une cible prioritaire à contrôler. Ces algorithmes ont été dénoncés par de multiples organisations, notamment le collectif Changer de cap qui a publié une tribune le 5 avril dans Bastamag que nous avons relayé dans un précédent article.

Ces algorithmes discriminatoires utilisés par la CAF seraient actuellement en développement à Pôle Emploi.

Manif anti-autoritaire, photo du 26/02/2022, Assemblée Gilets Jaunes Lyon et environs

IA partout, nous aussi !

L’intelligence artificielle se développe de plus en plus partout, aussi bien dans le privé que dans le public, à l’échelle européenne, nationale ou locale, à ce sujet nous vous invitons à lire cet article.

Pour lutter contre ces nouvelles technologies et la logique néolibérale autoritaire qui provoque leur développement accéléré, il est important de continuer de s’informer, mais surtout de nous réunir et de nous rencontrer, c’est pourquoi nous vous proposons de nous voir au cours d’un débat qui aura lieu le 09 juin à 18h à l’Amicale laïque du Crêt de Roch, avec des invités et des membres de différents collectifs et organisations stéphanoises (voir l’affiche ci-dessous).

La lutte ne fait que commencer !

halteaucontrolenumerique.fr